23/03/21

L’arrivée de Free sur le marché mobile [Historique du marché des télécoms]

Nous avons vu dans notre 1er article « L’âge d’or des opérateurs télécoms » que l’ouverture du marché des télécommunications à la concurrence en 1998 a marqué le début d’une période prospère pour le secteur. Pendant 10 années, les usages et le marché n’ont cessé de croître, portés par des innovations technologiques (GSM, ADSL et 3G) et marketing (apparition des forfaits, subvention des mobiles, box internet…). Ce n’est qu’en 2008 que les premiers signaux d’un avenir incertain apparaîtront, avec l’arrivée des smartphones, le durcissement de la régulation (simplification de la portabilité, baisse des prix imposées pour certains usages…) et la volonté affirmée de l’ARCEP d’introduire un 4ème acteur sur le mobile sur le marché français. Nous allons étudier dans cet article la dynamique du marché et des acteurs pendant cette période.

Un avenir incertain

L’innovation change de camp

Devenu quelques années plus tôt « multimédia » grâce à la photo et à la musique, le téléphone mobile se connectait lentement à internet avec des débits limités jusqu’en 2007. Les « téléphones intelligents » d’alors possédaient des écrans minuscules, des claviers impraticables et reprenaient l’ergonomie du PC. Autant dire que ces derniers répondaient mal aux usages.

Mais, en 2007, Apple, va tout changer. Après avoir bouleversé l’informatique personnelle avec l’Apple II en 1977 et le Macintosh en 1984, puis la musique numérique avec l’Ipod en 2001, la marque à la pomme s’attaque à la téléphonie mobile. Elle présente un téléphone sans clavier, au large écran totalement tactile, avec une interface intuitive, et l’accès à une librairie d’applications téléchargeables. Cela marquera la bascule de l’innovation du côté des fournisseurs de terminaux. Les autres fabricants opteront rapidement pour l’écran tactile, l’interface simple. Google profitera de cette transition pour imposer son système d’exploitation Android et sa boutique d’applications associée Google Playstore, sur le modèle de l’App Store d’Apple qui seront adoptés en quelques années pour la majorité des fabricants de terminaux. La migration de valeur sera énorme, avec de grands gagnants comme Apple, Google, Samsung et de grands perdants comme Nokia ou Blackberry.

Le succès des applications fait apparaître une nouvelle forme de concurrence pour les opérateurs télécoms : les applications de messagerie et de voix telles que WhatsApp (2009) ou Viber (2010), qui permettent de passer des appels et d’envoyer des messages (nationaux comme internationaux) en utilisant le réseau data. Ces usages, très peu consommateurs de data, connaîtront une belle croissance qui sera portée par l’inclusion rapide de la data illimitée dans les forfaits mobiles et la pénétration croissante des smartphones. La perte pour les opérateurs télécoms dans cette transformation forte et rapide est énorme : une part non négligeable de CA et surtout de marge sur une partie des usages, la dégradation de leur image d’acteurs innovants, le rapport de force avec les fabricants de terminaux, leur capacité à contrôler et valoriser l’accès de leurs clients à certains contenus… En plus de cette évolution majeure du secteur, similaire dans tous les pays développés, le marché français va connaître un autre séisme avec l’obtention par Free de la quatrième licence d’opérateur mobile.

Les opérateurs restent sûrs d’eux

En décembre 2009, l’annonce tombe : Free sera le 4ème opérateur mobile sur le marché français. Cette annonce ne génère qu’une inquiétude limitée chez les opérateurs établis Orange, SFR et Bouygues Telecom, malgré la belle performance réalisée par le passé par Free sur le marché de l’accès internet fixe (cf notre article précédent) :

  • Le taux de pénétration de la téléphonie mobile est déjà élevé
  • La plupart des Français sont déjà équipés, et les taux d’attrition sont faibles
  • Avant l’entrée de Free, la moitié des clients équipés n’avait jamais changé d’opérateurs.
  • Certains opérateurs pèchent par excès de confiance et surestiment la force de la marque qu’ils ont bâtie.
  • Free annonce dans son dossier de candidature qu’il n’ouvrira qu’un nombre très limité de boutiques (chacun des 3 autres opérateurs dispose d’un réseau de l’ordre de 1000 boutiques)
  • Free indique également qu’il ne compte pas proposer d’offres avec subvention du terminal, alors que ce modèle est largement prédominant sur le marché.

Les acteurs établis estiment que ces deux derniers éléments ont été essentiels dans leur succès passé. Ils considèrent alors que Free se coupe d’une part très importante du marché et que la part de marché à terme de long Free ne pourra dépasser 7 à 10%.

Les opérateurs n’utiliseront donc pas au mieux les trois ans dont ils ont disposé entre l’attribution officielle de la 4ème licence à Free et l’ouverture commerciale de Free Mobile, nécessaires notamment pour déployer une part significative du réseau. Ainsi, jusque mi-2011 :

  • Les prix des abonnements ne baisseront pas, bien qu’ils soient parmi les plus élevés en Europe (2 fois plus que le Royaume-Uni par exemple). Les opérateurs ne proposent que quelques offres illimitées mais à des tarifs très élevés, qui ne peuvent intéresser qu’une petite partie de la population avec des usages très élevés.
  • La structure des offres ne changera pas non plus. Les opérateurs continuent à subventionner le mobile et à essayer de « bloquer » les clients avec des engagements de 12 à 24 mois. Fin 2011, la part des contrats sans engagement (sans compter le parc prépayé) représente moins de 20% et celle des offres sans subvention mobile moins de 1%.

L’arrivée de Free mobile

Le premier à introduire une modification significative de son offre dans la perspective de l’arrivée de Free est Bouygues Télécom. Il se sent le plus menacé des 3 opérateurs établis car son parc client est le plus petit et sa base client plus proche de celle de Free sur le fixe. En juillet 2011, Bouygues Telecom lance alors son offre low-cost B&You, sans engagement et disponible uniquement sur internet. Peu après, Orange lance sa nouvelle marque Sosh. Comme chez B&You, on retrouve des forfaits sans engagement, à partir de 20€ pour des forfaits sans illimité, disponibles uniquement en ligne et s’adressant officiellement à une population plus jeune. SFR suivra évidemment cette tendance avec « Les séries RED de SFR ».

10 janvier 2012, nous y sommes, Xavier Niel annonce le lancement de Free mobile. Ce lancement, marqué par une présentation à la « Steve Jobs » sera suivi en direct par près de 500.000 personnes, qui verront d’ailleurs le fondateur de Free attaquer ses concurrents et qualifier de « pigeons » leurs abonnés. Les clients se ruent sur le nouveau site de Free mobile qui deviendra rapidement indisponible.

Les forfaits présentés sont sans engagement et sans subvention de téléphone. On retrouve un premier forfait à 19,99€ (15,99€ pour les abonnés Freebox) avec appels illimités en France, sms illimités et 3Go de données (soit bien 2 fois moins chers que le marché). Une autre offre propose 1 heure et 60 SMS et cela gratuitement pour les abonnés Freebox (ou 2€ pour les non abonnés). En seulement 1 an, la part de marché de Free atteindra le chiffre fatidique de 7%.

Un marché bouleversé par ce nouvel entrant

L’arrivée de Free sur le marché mobile aura un double impact pour les opérateurs concurrents : une perte importante du nombre de clients et une baisse significative du prix des offres.

L’attrition client monte en flèche

Le lancement des nouveaux forfaits Free mobile a un impact immédiat sur la base client des opérateurs concurrents :

  • Au 1er trimestre 2012, Orange affiche une perte de 2,3 millions de clients (une perte nette de 615 000 clients vs. 219 000 au 1er trimestre 2011) ;
  • Au 15 février 2012, Bouygues Telecom enregistre 525 000 résiliations brutes dont 134 000 ont demandé la portabilité vers Free ;
  • En avril 2012, SFR estime à 200 000 sa perte de clients.

Cette chute du nombre de clients perdurera et ne ralentira que progressivement, notamment grâce aux nouvelles marques low-cost lancées quelques mois avant l’arrivée de Free par les opérateurs établis. Les prix et contenus de ces offres seront rapidement alignés sur l’offre phare de Free pour limiter l’hémorragie des parcs clients. Mais malgré une qualité de réseau qui n’est pas toujours bien maitrisée dans les premiers mois, Free réussira à se forger une grande popularité grâce à ses prix cassés et des offres sans engagement qui ont marqué les esprits. En mai 2012, Iliad, la maison mère de Free mobile, annonce pas moins de 2,6 millions d’abonnés.

Alors que l’opérateur apparait comme un sauveur grâce à un positionnement « meilleur rapport qualité-prix », et qu’Orange bénéficie de son positionnement premium d’opérateur historique avec une image de qualité en matière de réseau et de service client, Bouygues Télécom et SFR eux n’affichent plus de positionnement clair sur le marché.

La guerre des prix fait rage

Face à l’hémorragie de leur base client, les opérateurs concurrents n’ont pas eu d’autres choix que de se lancer dans une guerre des prix notamment au travers de leurs nouvelles marques low-cost. Depuis 2012, les promotions et ventes privées en tout genre s’enchaînent. Même l’opportunité potentielle de remontée des prix associée à la 4G sera tuée dans l’œuf par Free, qui l’inclut sans surcoût dans ses forfaits. Les concurrents sont contraints de s’aligner encore une fois.

De 2012 à 2018, les prix des forfaits mobiles ne font que diminuer et atteignent un niveau historiquement bas. L’ARPU dans le mobile (revenu moyen par abonné) qui était de 34€ par mois en 2009 passe à 19€ en 2018, soit une chute de 45% en moins de 10 ans.

Au-delà de cette guerre des prix, l’arrivée de Free signe également la fin des contrats avec engagement et subvention du mobile. A partir de 2012, les contrats sans subvention du terminal explosent et passent de moins de 1% en 2011 à plus de 66% en 2018. Avec ces nouveaux contrats sans engagement et une portabilité facilitée par l’ARCEP en 2011, les clients deviennent de plus en plus volatiles et à la recherche de la meilleure promotion.

Une première vague de consolidation et d’optimisation des coûts

Cette érosion de clients et cette guerre des prix ont un impact immédiat sur les revenus des opérateurs. Dès la fin de l’année 2012, tous les opérateurs nationaux à part Free affichent des ventes en fort recul. Bouygues annonce un recul de 10% et SFR voit son résultat brut d’exploitation (Ebitda) baisser de 12% à 15%. Orange, de son côté, annonce certes une baisse d’activité et de rentabilité mais cette dernière sera partiellement limitée grâce à un atout que les autres n’ont pas : le contrat d’itinérance 2G et 3G signé avec Free Mobile. Ce contrat permet à ce dernier d’accéder au réseau d’Orange moyennant une contrepartie financière. Les revenus de ce contrat au moment de sa signature en mars 2011 étaient estimés à 1 milliard d’euros en 6 ans. Mais face à la percée de Free, ce montant sera atteint en près de 3 ans.

Face à cet impact financier non négligeable sur tous les opérateurs, qui ne se limite pas à l’année du lancement, nous assistons progressivement à un changement du paysage des télécoms :

  • Plusieurs MVNO disparaissent : par exemple, Carrefour Mobile cesse son activité de MVNO pour devenir une licence de marque associée à Orange, puis qui est arrêtée totalement en 2015, et Virgin Mobile est racheté par Numericable en 2014.
  • L’opérateur historique SFR, n°2 du marché, filiale du groupe Vivendi, sera racheté par Numericable en 2014.

A ces mouvements de consolidation, s’ajoutent des initiatives pour réduire les coûts. Bouygues Telecom et SFR mettent en place des plans de départs volontaires dès la fin de l’année 2012. Ces deux derniers concluent également un accord de partage de réseaux en 2014. Ce contrat de mutualisation est censé leur permettre d’améliorer leur couverture réseau en réalisant des économies significatives.

Bouygues Telecom et SFR essaient également d’aller plus loin et tentent à plusieurs reprises des opérations de consolidation impliquant également Orange et Free comme de la vente de la base client, du partage du réseau, des montées en capital… Mais faute d’accord entre les parties prenantes, aucune initiative n’aboutit et le marché reste un marché à 4 opérateurs dominants sur le fixe et le mobile.

Que retenir en synthèse ?

Les opérateurs français établis de téléphonie mobile ont été fortement touchés par la concomitance d’une évolution sectorielle au niveau mondial et de l’intensification forte et subite de la concurrence avec l’arrivée de Free sur le marché du mobile.

Si Free a fait preuve d’une très forte agressivité commerciale et d’une grande qualité d’exécution, les opérateurs établis ont une part de responsabilité dans la création des conditions qui ont rendu possible la performance commerciale du nouvel entrant. On peut notamment mentionner les suivantes :

  • Le maintien artificiel d’un prix élevé dans une période il ne se justifiait plus, ni par le rythme de l’innovation, ni par l’évolution de la structure de coûts
  • Des choix marketing et des pratiques qui ont progressivement fragilisé la confiance d’une partie des clients :
    • Un mécanisme de fidélité (subvention du terminal en échange d’une durée d’engagement) en réalité financé par le client, qui a massivement avantagé les optimisateurs qui renouvelaient très fréquemment leur terminal.
    • Des nouveaux clients mieux traités que les fidèles avec entre autres un niveau de subvention du terminal plus intéressant en conquête qu’en renouvellement, et des boutiques plus orientées sur la vente que sur le service aux abonnés.

Au global, les opérateurs ont dégradé leur ratio valeur ajoutée / prix au fil du temps, jusqu’à permettre à Free d’entrer avec une proposition de valeur significativement plus attractive pour une grande partie des clients.

Face à des concurrents trop sûrs d’eux, Free a su capitaliser sur sa crédibilité du fixe et jouer sur les erreurs des autres afin de s’imposer en tant que « disrupteur » et définir ainsi des nouveaux standards sur le marché. Les années qui suivront son arrivée seront moroses pour les opérateurs concurrents et le marché. Après 10 années de croissance des usages et des revenus, le secteur entre alors dans une période de tension, qui dure encore aujourd’hui, où les usages continueront de croitre mais où les revenus ne cesseront de baisser. Ainsi, le chiffre d’affaires du secteur des télécom baissera de 2% par an jusqu’en 2019 (soit près de 15% en cumulé) malgré des investissements qui ne cesseront d’augmenter pour assurer l’usage grandissant des clients. Nous verrons ainsi dans notre prochain article l’équation économique complexe à laquelle font face les opérateurs depuis plusieurs années et les enjeux qu’ils doivent relever dans les années à venir.

Un article rédigé par Pascal Boulnois et Youssef Drissi Kamili

Notre série d’articles sur l’histoire des télécoms et l’avenir du secteur :