La prévention en santé numérique en France : état des lieux d’un marché en pleine émergence
Après l’essor de la santé numérique dans les années 2010 en France, et si nous assistions dans les années 2020 à l’essor de la prévention en santé numérique ? C’est en tout cas ce que traduit la dynamique de ce marché encore émergent mais qui suscite l’intérêt de nombreux acteurs, privés comme publics.
Dans le cadre du plan national France 2030, la stratégie d’accélération « Santé numérique » lancée en 2021 investit 718M€ pour faire de la France un leader dans le numérique en santé et présente comme premier objectif « d’encourager la transition d’une médecine curative, en silos, vers une approche plus préventive, plus prédictive et personnalisée ». En effet, si le développement de la santé numérique constitue un des principaux leviers de la transformation de notre système de santé, fortement fragilisé par le poids des évolutions de notre société, le développement de la prévention en santé numérique apparaît comme un levier complémentaire, impactant directement la préservation et donc la protection sur le long terme, de la santé de tous.
Comment expliquer cette montée en puissance de la prévention en France, notamment de la prévention en santé numérique ? Quelles opportunités représentent-elles pour notre système de santé ? Existe-t-il des freins au développement de ce nouveau marché ? Décryptages.
Les enjeux de la prévention en santé : transformer les défis de santé publique en opportunités
Marqué par une pénurie de médecins, le renforcement des déserts médicaux (en 2022 30,2% de la population française vit dans un désert médical, 62,4% de la population en Île-de-France[1]) un manque de lits d’hôpitaux, notre système de santé est aujourd’hui en grandes difficultés pour remplir ses missions principales (assurer l’équité aux soins dans des conditions économiques soutenables) et s’adapter aux évolutions de notre société.
Les français, plus nombreux et plus vieux, sont malades plus chroniquement
Sur le plan démographique, la France voit sa population augmenter et vieillir. Selon l’Insee, la population française croitrait jusqu’en 2044 pour atteindre 69,3 millions d’habitants où les plus de 65 ans pourraient représenter 28,7% d’ici à 2070.
L’augmentation du nombre de seniors en France entraîne l’apparition de nouvelles problématiques liées au vieillissement tel que le maintien de leur autonomie au quotidien ou l’accroissement du nombre de maladies chroniques.
Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, les maladies chroniques par définition ont tendance à être de longue durée et sont le résultat d’une combinaison de facteurs génétiques, physiologiques, environnementaux et comportementaux. Si le vieillissement de la population est étroitement corrélé à leur développement, d’autres facteurs en sont responsables comme nos modes de vie (sédentarité, mauvaise alimentation, pollution).
En 2020, 168 milliards d’euros ont été dépensés pour 66 millions de malades, dont 104 milliards au titre de pathologies chroniques comme le diabète ou les pathologies cardio-vasculaires. Leurs poids représentaient alors 61,9% de nos dépenses en santé.
Le rapport des Entreprises du Médicament publié en 2019 [Santé 2030 : Analyse prospective pour relever les défis de la santé de demain], projette que d’ici à 2030, les plus de 65 ans souffriront de 4 à 6 pathologies différentes : « le système de santé français devra accompagner et prendre en charge 1,4 à 1,7 million de personnes âgées dépendantes, et gérer une augmentation probable de 50 % du nombre de patients en ALD (affection longue durée) par rapport à aujourd’hui »[2].
La prévention pour protéger notre système de santé
La prévention que l’on peut scinder en trois niveaux (primaire, secondaire, tertiaire), a pour rôle de préserver la santé de chacun. Elle joue donc un rôle crucial dans notre société et notre système de santé.
La prévention primaire pour réduire les facteurs de risques : en plaçant les individus au centre de leur propre bien-être et en encourageant une prise de conscience collective sur l’importance des choix de vie, elle se présente comme un levier essentiel pour diminuer l’apparition des maladies liées à des facteurs de risques telles que le diabète (obésité), les maladies cardio-vasculaires (sédentarité, stress) ou l’asthme (pollution)
La prévention secondaire pour prévenir les maladies graves : en investissant dans des actions de dépistage et de diagnostic, elle apparait comme un outil majeur pour éviter ou prendre en charge plus rapidement et donc plus efficacement, des patients atteints de maladies graves telles que les cancers.
La prévention tertiaire pour mieux accompagner et suivre des patients qualifiés : en utilisant le numérique comme un outil relationnel et de surveillance, elle favorise l’éducation thérapeutique et minimise les risques de rechutes ou d’aggravations qui conduisent à des consultations supplémentaires ou des ré-hospitalisations.
En préservant et prévenant mieux la santé des français, nous préservons donc notre système de santé. La prévention reste néanmoins très marginale à date en France. Des actions existent telles que les campagnes de dépistage, la promotion d’une activité physique régulière ou d’une alimentation équilibrée. D’autres se développent telles que l’arrivée en 2024 des « bilans de prévention » aux âges clés de la vie. Mais les résultats sont souvent peu concluants.
Dans son rapport en 2022 [La politique de prévention en santé], La Cour des Comptes a pu constater que les résultats français étaient « globalement médiocres » et ce, malgré un effort financier comparable à celui des pays voisins (le budget moyen consacré à la prévention équivaut à 3% des dépenses de santé dans l’Union Européenne, quand il est moins de 2% en France).
Le développement de la santé numérique : véritable tremplin pour l’émergence de la prévention en santé numérique
Parce que le numérique permet de démultiplier l’impact d’une action en atteignant plus d’individus et ce à moindre coût, la prévention en santé numérique se dessine d’autant plus comme une solution pour pallier les lacunes françaises. Etroitement corrélée au développement de la santé numérique, la prévention en santé numérique peut jouir d’un environnement économique favorable à son expansion.
Le marché de la santé numérique continue son développement exponentiel à travers le monde. Le cabinet Frost & Sullivan estime à 234,5 milliards de dollars la valeur du marché mondial de la santé numérique en 2023, soit une hausse de 160 % par rapport à 2019. Cette dynamique est portée par la digitalisation de tous les secteurs de l’économie y compris celui de la santé mais également par l’évolution des usages digitaux dans nos sociétés, fortement impactés par la pandémie de covid-19. Au cours des 5 dernières années en France selon l’Insee, près de 4 français sur 10 déclarent avoir acheté au moins un objet connecté en lien avec la santé ou le bien être[3].
C’est au sein de cette réalité économique qu’émergent de nouveaux marchés à l’instar de la prévention en santé numérique. En France nous assistons ces 5 dernières années à la structuration de cette nouvelle filière avec la multiplication de consortiums, d’incubateurs et d’acteurs spécialisés en santé et prévention en santé numérique tels que Prevent2Care (2018), Paris Santé Campus (2021), le fonds Mutuelle Impact (2020) de la Mutualité Française ou Patient Autonome de Bpifrance (2018).
Car la prévention en santé en France est devenue, en quelques années, la nouvelle priorité des politiques publiques de santé. Pour l’illustrer, il n’y a qu’à constater la transformation en 2022 du Ministère des Solidarités et de la Santé en Ministère de la Santé et de la Prévention (le remaniement du gouvernement de Janvier 2024 pourrait entraîner un nouveau changement de nom, NDLR) : premier signal gouvernemental fort qui semble ouvrir la voie vers une nouvelle stratégie de santé publique, plus préventive donc. La nouvelle loi de Santé au Travail effective le 1ᵉʳ avril 2022 et dont l’objectif principal vise à « renforcer la prévention en santé au travail », a considérablement accentué l’intérêt pour la prévention des acteurs du privé.
Les freins au développement de la prévention en France
La prévention n’est pas ancrée dans la culture et la société française
Sur le plan médical tout d’abord, notre modèle de médecine repose sur les traitements curatifs et non préventifs. Nous sommes habitués à traiter les conséquences et non les causes d’une maladie. Un changement de paradigme profond est nécessaire pour que la prévention devienne un acte de soin à part entière, et cela requiert du temps.
Sur le plan culturel également, la prévention n’est pas intégrée par les français. En premier lieu car ils ne perçoivent pas sa valeur et prennent majoritairement soin de leur santé lorsqu’ils sont malades, rarement quand ils ne le sont pas. En second lieu, car ils n’ont pas l’habitude de payer pour leur propre santé. Parce qu’ils sont protégés par un modèle qui finance une grande partie de leurs dépenses, il est difficile d’imaginer proposer aux français des offres préventives et payantes.
La prévention manque de cadre et de reconnaissance
D’un point de vue économique, le manque de reconnaissance médicale semble être le frein au développement le plus important. Ce frein est systémique, la prévention manque d’un cadre clair et défini et n’est donc pas objectivable ou mesurable.
Parce qu’elle n’est pas reconnue comme un acte de soin à part entière, l’Assurance Maladie ne finance que très peu à date la prévention. Fondée sur un système de paiement à l’acte, seuls les actes reconnus comme des actes de soin ou inclus dans la LPP (Liste des Produits et Prestations) bénéficient actuellement du régime du Droit Commun. Sans soutien au financement, la prévention et notamment la prévention en santé numérique peine à émerger.
Parce qu’elle n’est pas mesurable et que son impact porte sur le long terme, les acteurs privés notamment investisseurs restent frileux compte tenu de la difficulté à trouver pour la prévention de trouver un modèle économique viable qui garantit des retours sur investissement à court – moyen terme. Si les start-ups françaises en santé numérique ont levé 1,16 milliards d’euros en 2022, les start-ups spécialisées en prévention en santé numérique restent minoritaires, notamment en early stage. Seules des scale-ups déjà bien établies ont réussit à lever sur le même exercice, comme Padoa (80 M€, logiciel dédié à la santé au travail) ou Résilience (40M€, télésuivi du cancer du sein localisé).
Conclusion
Outre le potentiel économique que représente ce nouveau marché, la prévention en santé numérique constitue un réel enjeu sociétal où elle se profile comme une réponse essentielle pour notre système de santé. A l’occasion de la présentation d’un bilan à mi-parcours du plan France 2030 le 11 décembre 2023 à Toulouse, le chef de l’Etat a annoncé vouloir « mettre le paquet sur la prévention, la médecine prédictive » pour « aller beaucoup plus vite et beaucoup plus fort ».
Mais pour que le marché puisse continuer à se développer et trouver un équilibre économique efficient, l’enjeu majeur réside en la capacité des acteurs publics à construire un cadre clair et précis dans lequel l’ensemble des acteurs concernés pourrait évoluer en trouvant des réponses à leurs intérêts respectifs.
Pour aller plus loin, le député Cyril-Isaac Cybille (député MODEM de la 12ème circonscription du Rhône) propose dans sa « Feuille de route pour une politique systémique de prévention en santé » parue en Juillet 2023, un politique de prévention opérationnelle qui permet via 5 grands objectifs de définir un cadre rigoureux.
[1] LEEM – SANTÉ 2030 : analyse prospective pour relever les défis de la santé de demain
[2] Rapport sénatorial 2022 – « Renforcer l’accès territorial aux soins »
[3] Ipsos 2021 – Les français et la santé connectée
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