Quels enjeux pour les médias historiques avec la crise sanitaire ?
La crise sanitaire causée par l’épidémie de coronavirus a replacé les médias au centre de la vie des Françaises et des Français. Alors qu’ils étaient confinés, isolés, les médias sont apparus comme une fenêtre sur le monde leur permettant de s’informer et de se divertir.
Des situations contrastées se dégagent néanmoins entre les différents médias, en termes d’audiences, d’usages et de réactions face à la crise. Le virus est venu renforcer des tendances engagées depuis plusieurs années déjà : développement des usages numériques et contraction des recettes publicitaires sur les médias traditionnels.
Une augmentation globale des audiences à nuancer selon les usages
Le retour en force de la télévision
Le petit écran a enregistré un retour en force pendant le confinement, avec une DEI qui atteint des valeurs record : elle s’élevait en moyenne à 4h41 quotidiennes contre 3h29 un an auparavant selon Médiamétrie, soit une augmentation de plus d’un tiers. Ce constat s’explique par un besoin vital de s’informer en période de crise. Or une étude Kantar montre que les Français considèrent que la télévision apporte l’information la plus fiable sur le virus. Ainsi au mois de mars, au cœur de la crise, BFMTV et LCI enregistrent le meilleur mois de leur histoire en termes d’audiences. La télévision retrouve son rôle fédérateur et le petit écran rassemble les Français tant devant les allocutions présidentielles que devant les programmes familiaux. L’utilisation du replay a progressé dans les mêmes proportions même si cela reste en comparaison sur des volumes modestes (8 minutes par jour).
Le sacre des usages en ligne pour la radio et la presse
Radio et presse présentent des situations similaires et observent un phénomène majeur : le déversement de leur audience sur le numérique. L’équation est simple à comprendre. La radio est le média de la mobilité par excellence : la moitié de son volume d’audience est d’ordinaire réalisée hors du domicile, dont une large partie lors des trajets en voiture pour le travail. De son côté, la presse a eu à affronter, d’après les chiffres de l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias, l’effondrement des ventes en kiosques, induit d’une part par l’enfermement des Français et d’autre part par la faillite du groupe Presstalis, qui a perturbé la livraison des journaux nationaux sur une partie du territoire. Le 27 mars, Le Monde titrait : « la presse écrite navigue à vue ».
Les auditeurs et lecteurs n’ont pas pour autant cessé de consommer ces médias ; ils les ont simplement consommés différemment. Sybile Veil parle d’une progression « phénoménale » des audiences du groupe Radio France sur internet (+70% sur les mois de mars et avril). L’ACPM a elle indiqué que l’écoute en ligne avait augmenté de 15% en moyenne sur les deux premières semaines de confinement et la quasi-totalité des radios a connu une progression positive des usages de ses sites et applications entre février et juin 2020, d’après le panorama « effets de la crise sanitaire sur les audiences des groupes audiovisuels et sur le marché publicitaire » publié par le CSA en juillet.
De la même manière, les audiences des sites d’information ont explosé : lors de la cinquième semaine de confinement, les visites sur les journaux en ligne étaient encore en moyenne 57% supérieures à la normale. La fréquentation du site Le Monde a augmenté de 129% par rapport à sa moyenne de 2019. Le secteur, fortement fragilisé depuis plusieurs années déjà, a pris conscience de la véritable nécessité de renforcer ses efforts sur le numérique.
Un repli historique du marché publicitaire
La crise sanitaire a précipité de manière brutale la chute des recettes publicitaires, déjà ralenties depuis plusieurs années sur les médias traditionnels. Dès le début de la crise, les annonceurs dont les ventes se sont littéralement arrêtées (voyage, tourisme) annulent ou reportent leurs campagnes. Ils ont été suivis de près par l’ensemble des acteurs à l’annonce du confinement, qui ont souhaité réduire la voilure face à une baisse drastique de la consommation de leurs produits (textile, automobile, etc). Même les marques qui n’étaient pas fortement impactées ont figé leurs dépenses, par prudence face aux incertitudes ou par souci pour leur image (les marques, très attentives au contexte de diffusion de leurs publicités, ne souhaitaient pas être associées à un contexte anxiogène, ni être décalées par rapport aux préoccupations sanitaires des Français). Au premier semestre, les recettes publicitaires nettes de l’ensemble des médias ont alors baissé de 22% par rapport au premier semestre de 2019.
Largement dépendants des recettes publicitaires, dont ils tirent une grosse majorité de leur chiffre d’affaires, les acteurs du privé sont les plus impactés par cette situation.
Une crise « sans précédent » : c’est ce qu’évoque la Covid-19 au PDG de TF1, Gilles Pélisson. Il estime le choc trois à quatre fois plus important que celui causé par la crise financière de 2008. Les résultats sont frappants : sur l’ensemble du mois d’avril, on compte en moyenne 100M d’euros d’investissement par semaine pour l’ensemble de la télévision contre 225M en moyenne en 2019 à la même période, d’après le panorama CSA. Les chiffres d’affaires de M6 et TF1 ont respectivement baissé de 25,7% et de 22,9% lors du premier semestre.
Même son de cloche du côté de la radio, perçue comme un média déclencheur d’achat par les annonceurs. Dès le début du confinement, la semaine du 16 mars, on observe une chute de 60% des investissements (40M d’euros contre 100M la même semaine en 2019). Les radios privées ont particulièrement souffert, notamment Europe 1, déjà en difficulté avant la crise. Du côté du public, on anticipe 20M d’euros de pertes cette année et un retour dans le vert n’est pas prévu avant 2023. Moins dépendante des recettes publicitaires, les pertes de Radio France sont également le fruit de l’arrêt des activités de concert et de location de salles.
La hausse des audiences de leurs sites internet n’aura pas permis aux éditeurs de presse d’échapper à l’effondrement des investissements. Rien que sur le premier semestre, les recettes ont chuté de 30,9% par rapport à 2019. Certains quotidiens ont particulièrement souffert de ce contexte, notamment le journal L’Equipe (pénalisé par l’arrêt des grandes compétitions), qui a dû faire face à un effondrement de ses recettes : -70% lors des 3 mois de confinement.
La publicité digitale a également été fortement impactée pendant cette période, même si la baisse a été plus relative. Au premier semestre, les recettes ont diminué de 8% par rapport à 2019 (bilan publié par le SRI).
La réaction des médias face aux difficultés causées par la crise
Pour faire face à ces difficultés, les acteurs ont mis en place des stratégies variées.
Réorganisation et réduction des coûts de grille pour les médias audiovisuels
Les chaînes de télévision ont été saluées pour leur rapidité d’adaptation face au contexte : nouvelles émissions, nouveaux formats intégrant les technologies grand public (Zoom, Facetime), et surtout création d’émissions éducatives pour accompagner les jeunes privés d’école (Lumi sur France 4).
Mais l’urgence consistait également à lutter contre le désinvestissement massif des annonceurs et à préserver au maximum les programmes. Pour cela, les chaînes de télévision privées ont veillé à réduire leurs coûts de grille tout en évitant de dévaloriser leurs offres. Face à la raréfaction des programmes frais due à l’incapacité de poursuivre les tournages, et à la baisse des durées publicitaires, les rediffusions se sont multipliées, et les programmes ont été étalés dans le temps : les émissions de flux à succès (Koh Lanta, Top Chef) ont été raccourcies pour multiplier le nombre d’épisodes et les inédits des séries ont quant à eux été diffusés au compte-goutte. Les chaînes privées ont également déprogrammé leurs contenus les plus valorisés afin de les réserver pour le retour des annonceurs. Cette réduction des coûts de grille a aussi été de mise du côté de la radio.
Conquête de nouveaux abonnés pour la presse
La presse a rapidement réalisé la nécessité de capitaliser sur l’augmentation des visites de ses sites et applications pendant la crise. Afin de maximiser les revenus sur le support numérique malgré le désinvestissement des annonceurs, les éditeurs ont renforcé leur stratégie marketing autour des offres d’abonnements, pour convaincre les visiteurs d’y souscrire. Dès le début du confinement, on a ainsi vu fleurir le nombre de paywalls et de promotions avantageuses (deux mois pour le prix d’un, premier mois offert…). La stratégie s’est avérée payante avec un boom des souscriptions chez les principaux éditeurs (+20 000 abonnés pour Libération, +30 000 pour Le Figaro). Le Monde est aujourd’hui lui le premier quotidien national sur le numérique, avec plus de 250 000 abonnés. Dans un climat de défiance et de crainte des fake news, les Français retournent de plus en plus vers des sources fiables pour obtenir une information de qualité.
L’enjeu pour la presse tient aujourd’hui à la rétention de ces abonnés. Les sites d’information redoutent le churn et doivent constamment se réinventer pour entretenir leur intérêt. Afin de fidéliser leur audience dans un secteur fortement concurrentiel, les acteurs enrichissent la dimension servicielle et expérientielle de leurs offres : accès à des articles supplémentaires, à de nouveaux formats (application, podcasts) ou des événements (expositions, clubs…).
Les tendances à court terme : un avenir incertain et un écosystème en pleine évolution
Un manque de visibilité sur les mois à venir
A la télévision et à la radio, les régies publicitaires ont pu souffler un peu cet été avec une reprise des recettes sur les mois de juillet et août. Ce regain d’activité reste néanmoins à relativiser, car ces mois ne représentent que 10% des investissements annuels, alors que le dernier quadrimestre représente 40% de l’année. Or de fortes incertitudes planent sur les mois à venir. Alors que les annonceurs réservent généralement leurs campagnes jusqu’à deux mois à l’avance, les délais se comptent aujourd’hui en jours. La visibilité des régies reste donc extrêmement faible.
Face à ces incertitudes, les stratégies de crise se maintiennent. A la télévision, on va continuer d’étaler la grille de rentrée par peur de manque de programmes frais dans les prochains mois. De son côté TF1 a annoncé en juillet renoncer à verser un dividende pour 2019 et à abandonner ses objectifs pour 2021.
Les radios restent également prudentes et inscrivent leurs grilles dans la continuité. Le mercato de l’été témoigne quant à lui d’une volonté de miser sur des valeurs sûres en recrutant des voix en interne : on retrouvera ainsi Karine Lemarchand et Cyril Lignac sur la station du groupe M6 RTL.
Côté presse, les résultats sur le numérique sont à confirmer : les comportements vont-ils se pérenniser ? Les nouveaux abonnés vont-ils rester sur le numérique ou retourner au format papier ? Les recettes réalisées en ligne permettront-elles de compenser les pertes de ventes physiques ?
Les impacts durables de la crise
Il n’y aura pas de « retour en arrière » pour les médias comme pour l’ensemble des secteurs d’activité. La Covid-19 a laissé une empreinte dont un certain nombre de conséquences perdureront dans le temps.
On disait la télévision dépassée et pourtant, le confinement a ressuscité le goût des Français pour le petit écran et les grands rendez-vous. Bien que les audiences soient retombées à la fin du confinement, elles restent significativement plus élevées que l’année dernière. En août, les Français ont regardé en moyenne la télévision pendant 3h21 quotidiennement, soit 12 minutes de plus que l’année précédente, d’après les chiffres de Médiamétrie.
A la radio, les nouveaux usages semblent se confirmer. Du 11 mai au 8 juillet, le média audio ne comptabilise plus que 40M d’auditeurs, soit 2M de moins qu’avant la crise (Médiamétrie n’a pas relevé les audiences pendant le confinement). A l’inverse, la progression des usages digitaux se poursuit : au mois de juin, la quasi-totalité des radios voit ses écoutes progresser sur les sites et applications par rapport au mois de juin 2019. Cette tendance est le fruit des nouvelles habitudes des Français encore en télétravail. On peut d’ailleurs s’attendre à ce que l’écoute numérique poursuive sa croissance, si l’on en croit la part grandissante des usages à la demande pour l’ensemble des médias.
En ce qui concerne la presse, la crise a permis de réassoir la légitimé des journaux d’information établis. Les grandes marques apparaissent de nouveau comme des sources fiables dans lesquelles placer sa confiance. La progression fulgurante des abonnements numériques en est la preuve, mais il faudra veiller à ce qu’elle ne soit pas destructrice de valeur face à la perte des abonnements physiques et la distribution papier.
On constate néanmoins que le papier n’a pas dit son dernier mot, en témoigne la success story du « quinzomadaire » Society cet été : les deux parties de l’enquête consacrée à l’affaire Xavier Dupont de Ligonnès ont été vendues à respectivement 130K et 150K exemplaires, contre 47K en moyenne par numéro. Cet exemple démontre l’importance de pouvoir revendiquer une ligne éditoriale bien définie et d’un positionnement fort pour se démarquer. On peut également envisager de réserver le papier à de grands dossiers de fond, quand le digital sera lui utilisé pour le « snacking » et l’information chaude.
Pour certains acteurs, la crise apparaît donc comme une « opportunité » de consolider leur identité et de réaffirmer leur positionnement. Les groupes avec une marque forte, un positionnement éditorial affirmé, une capacité à articuler support historique et digital, et une trésorerie solide devraient être les gagnants de cette période difficile. Tous devront également accélérer les réflexions nécessaires pour préparer l’avenir. L’un des principaux sujets sera de parvenir à articuler leur activité traditionnelle avec leur activité numérique sans détruire de valeur et en réussissant à développer la monétisation de celle-ci.
La Covid-19 aura provoqué une crise économique à la hauteur de la crise sanitaire venue bouleverser un secteur déjà fragilisé. Sur le moyen et le long terme cependant, la crise pourrait agir comme un accélérateur, forçant les acteurs à presser la transformation de leur modèle économique.
LES ATTENTES FACE AUX POLITIQUES PUBLIQUES
Les attentes des médias sont également fortes face aux moyens déployés par l’Etat pour leur permettre de passer le cap de cette période sans précédent. Les mesures destinées aux acteurs du secteur s’inscrivent dans un plan de relance plus global en faveur de la culture dévoilé le 26 août par le Premier ministre Jean Castex.
La réforme de l’audiovisuel ne semble quant à elle plus prioritaire et son avenir est remis en question. L’Etat a cependant pris en main l’accélération de certaines de ses mesures les plus attendues, destinées à aider le secteur sans, pour l’heure, le modifier en profondeur. Dès le mois d’août, deux décrets ont ainsi été adoptés : le premier porte sur l’assouplissement des règles encadrant la publicité télévisée (autorisation de la publicité segmentée et de la publicité en faveur du cinéma). Le second lève l’interdiction de diffusion de films à la télévision certains jours et soirs de la semaine, notamment le samedi.
La prochaine étape sera la transcription de la directive européenne SMA visant à remettre les plateformes à égalité avec les acteurs historiques en termes d’obligations de financement, mais d’autres sujets comme la propriété des droits sur les contenus ne manqueront pas de susciter des attentes majeures.
Quels relais de croissance à long terme pour les médias
Malgré les difficultés rencontrées par le marché, la publicité reste au cœur du modèle économique des médias. La crise aura cependant mis en lumière le besoin pour les acteurs de développer leurs relais de croissance mais aussi de moderniser leur manière de vendre la publicité.
#1 – La poursuite de la modernisation des régies à l’époque de la RSE
Les régies devront être réactives pour s’adapter aux attentes des annonceurs : plus de transparence dans la performance délivrée, plus de personnalisation (à travers l’exploitation de la data), des contenus éditorialisés intégrés dans le contexte du média, des campagnes cohérentes et coordonnées entre les supports, plus de facilité et de flexibilité dans l’achat et la programmation des campagnes. Mais les annonceurs sont aussi aujourd’hui plus en attente de RSE, à la fois pour véhiculer leur image responsable dans leur communication, mais également dans leur choix de solutions et de prestataires. Les régies devront donc à la fois accompagner leurs clients dans des communications plus en phase avec les attentes sociétales, mais également être soucieuses de modes de fonctionnement responsables vis-à-vis de la société.
#2 – La maîtrise de sa stratégie de distribution
Reprendre en main la distribution de ses contenus présente des enjeux majeurs pour les médias : valoriser et hiérarchiser ses contenus, récupérer les données des utilisateurs, mieux rentabiliser ses droits et de ne pas être dépendant d’autres plateformes. L’exploitation des contenus est néanmoins destinée à devenir de plus en plus complexe avec la multiplication des canaux et la gestion de fenêtres d’exploitation de plus en plus courtes. Pour un éditeur, l’objectif principal sera désormais de maintenir la maîtrise de ses canaux de diffusion tout en maximisant la visibilité de ses contenus et la rentabilité de ses droits.
Ainsi les alliances se développent pour faire front face à une concurrence toujours plus dominante des grandes plateformes.
C’est dans cette optique que les concurrents TF1, M6 et France Télévision se sont réunis sous un même drapeau, celui de Salto. La plateforme de SVOD, destinée à redonner du poids aux acteurs locaux face à Netflix, Disney et Amazon, pourrait concurrencer les distributeurs en donnant accès en live à toutes les chaînes des trois groupes audiovisuels. (les FAI, qui ont également eu à subir l’alignement stratégique de TF1 et M6 pour rendre payante la diffusion de leurs chaînes et de leurs services numériques associés).
De son côté, France Télévision a souhaité reprendre en main l’exploitation de ses contenus en signant un accord en 2019 avec les producteurs pour que ses productions ne soient plus vendues à des services de SVOD concurrents mais restent sur ses propres plateformes de streaming, gratuites ou payantes.
Sur le modèle de Salto, les radios ont également décidé de reprendre la maîtrise de leur distribution pour s’imposer face aux agrégateurs Deezer, Spotify ou Apple et anticiper l’évolution de l’écosystème vers des pratiques nouvelles (voitures connectées, assistants vocaux), déjà dominées par les GAFA. Les antennes de Lagardère News, Les Indés Radio, les radios du groupe M6 et Radio France ont annoncé au mois de juillet leur alliance au sein d’une plateforme qui rassemblera tous leurs programmes. L’interface sera gratuite et accessible sur tous les appareils numériques. L’année dernière, Radio France avait déjà affirmé cette volonté en s’opposant à la distribution monétisée de ses contenus sur l’application de podcasts Majelan.
En ce qui concerne la presse, les acteurs s’unissent pour exiger la création d’un droit voisin obligeant Google à payer les éditeurs pour l’affichage de leurs contenus dans son moteur de recherche. Si la France a transposé la nouvelle directive européenne sur les droits voisins depuis un an déjà, les négociations avec le géant du net sur le montant de la rémunération traînent. Pour faire face aux GAFA, une alliance franco-allemande s’est alors créée sous la forme d’une société de gestion collective.
Au-delà même du modèle publicitaire, maîtriser sa distribution présente des enjeux majeurs : valoriser et hiérarchiser ses contenus, récupérer les données des utilisateurs, mieux rentabiliser ses droits et de ne pas être dépendant. L’exploitation des contenus est néanmoins destinée à devenir de plus en plus complexe avec la multiplication des canaux et la gestion de fenêtres d’exploitation de plus en plus courtes. Pour un éditeur, l’objectif principal sera désormais de maintenir la maîtrise de ses canaux de diffusion tout en maximisant sa visibilité.
#3 – LA PRODUCTION DE CONTENUS
« Content is king » disait déjà Bill Gates en 1996. Près de 25 ans plus tard, force est de constater son talent de visionnaire. Le monde n’a jamais passé autant de temps à consommer des contenus : selon un rapport de Zenith Media, la consommation totale de médias (télévision, radio, web,…) a atteint en moyenne près de 8 heures par jour dans le monde en 2019. Le temps d’usage étant de plus en plus préempté par les grandes plateformes, les médias historiques doivent de plus en plus exister à travers leurs contenus plutôt que par leur seule force de distribution. Que ce soit pour divertir, informer, émouvoir, les marques médias cherchent à se différencier à travers des contenus originaux qui continueront à leur permettre de rassembler des audiences fortes. Ainsi, maitriser le maillon de la production, c’est s’assurer de disposer au mieux des contenus qui correspondront à ses audiences. Mais c’est aussi, mieux en maitriser l’exploitation et la revente des droits tout au long de la vie du contenu. Que ce soit TF1 avec Newen ou Les Echos avec le producteur de podcast Binge Audio, de nombreux grands médias ont déjà initié ce mouvement.
Mais se doter de capacités de production, c’est aussi pouvoir produire des contenus pour les marques. Pour elles aussi, le contenu est de plus en plus clé : multiplication des points de contacts, nouvelles plateformes, besoin de différenciation, désintermédiation, les marques sont de plus en plus à la recherche de contenus pour interagir avec leurs consommateurs. Les grands médias pourraient bien trouver là un nouveau terrain de jeu à potentiel. Même si l’intermédiation par les plateformes, la concurrence des agences, la faible valeur de monétisation sur les réseaux sociaux n’ont pas encore permis de dégager des modèles rentables dans la durée, on peut penser que la demande va continuer à croitre et que le savoir-faire éditorial des médias est un atout majeur.
#4 – LA DIVERSIFICATION
Les grands groupes médias possèdent désormais de nombreuses activités en dehors de leur cœur de métier : ils organisent depuis plusieurs années leur stratégie de diversification, en passant par des créations et/ou des acquisitions. « Sur un marché publicitaire très concurrentiel, la diversification est devenue indispensable », affirme Marc Feuillée, PDG du groupe Figaro.
Investir dans des marques fortes ou prometteuses
Les chaînes de télévision se tournent majoritairement vers des investissements dans des marques déjà fortes ou des entreprises prometteuses, dans le but de créer des synergies et de développer leur notoriété. TF1 a ainsi principalement axé sa stratégie sur l’acquisition de médias en ligne (Marmiton, Auféminin, Doctissimo, MylittleParis), rassemblés dans le vaste pôle digital Unify. M6 de son côté a investi un marché en plein boom, celui de l’e-sport, avec une prise de participation minoritaire en 2018 dans Glory4Gamers, start-up française qui organise des compétitions de jeux vidéo. Le Groupe M6 ne se contente pas d’une participation financière mais accompagne la start-up pour dynamiser sa croissance. Glory4Gamers compte s’appuyer sur le savoir-faire du groupe en matière d’organisation d’événements physiques, d’élaboration d’offres publicitaires et de création, production et diffusion de contenus numériques.
Développer de nouvelles activités
La presse a elle plutôt fait le choix de développer des activités nouvelles. Elle investit dans l’événementiel en organisant des formations, des salons ou en proposant des services (voyages sur mesure pour Le Figaro, conférences, spectacles et édition pour France Inter). Cependant à court terme, ces activités peu compatibles avec la distanciation physique, risquent de pâtir du contexte sanitaire pendant encore quelques temps.
LE MEDIA FOR EQUITY
Fortement plébiscité en Allemagne et dans les pays scandinaves, le Media for equity connait encore un succès très relatif en France. Ce mode de financement alternatif répond à la fois aux besoins des start-up et des groupes médias : en échange d’une visibilité publicitaire, de jeunes entreprises prometteuses offrent au média des obligations convertibles ou des parts de capital. Pour les chaînes télé, radios, ou journaux, cette opération permet d’obtenir de nouvelles sources de revenus et de rentabiliser certains de leurs espaces publicitaires vacants. A hauteur du montant du capital cédé, les start-ups bénéficient elles d’un accès aux espaces publicitaires généralement trop chers et peu accessibles à des entreprises en phase d’amorçage.
C’est sur ce modèle que M6 signe un partenariat avec la marque Miliboo en 2019, qui a été un succès. M6 a mis à profit les animateurs stars de sa chaîne Stéphane Plazza et Emmanuelle Rivassoux pour porter les campagnes publicitaires et accroitre la notoriété et l’image de la marque auprès du grand public. Miliboo dispose depuis juillet 2020 d’une nouvelle enveloppe de 2,5M d’euros de budget publicitaire à répartir sur les chaînes TV, les radios et les actifs digitaux. De son côté, M6 devrait à terme avoir 21% du capital de la PME cotée.
D’autres médias se sont lancés dans ce modèle d’investissement, notamment TF1 via la société Raise M4E, en charge des investissements en media for equity du groupe.
LES FONDATIONS D’ACTIONNAIRES
Les acteurs de la presse s’intéressent de plus en plus à un modèle populaire dans les pays scandinaves et en plein boom aux Etats-Unis depuis la crise sanitaire : le modèle de la fondation d’actionnaires. Ce modèle, qui fait appel au mécénat et à la philanthropie, est plébiscité par les spécialistes dans la mesure où il garantit l’indépendance éditoriale de la presse et protège des mouvements actionnariaux. Il permet en outre d’utiliser les profits générés par l’activité économique pour financer les actions d’intérêt général de la fondation.
Face à la crise, Altice a décidé en mai de transférer le quotidien Libération, dont il est propriétaire depuis 2014, à une société à but non lucratif. Pour cela, Altice va créer un « Fond de dotation pour une presse indépendante », qui va acquérir le journal, sa régie et sa société de développement technologique. A partir de là, « tout mécène pourra abonder le Fonds de dotation à des fins non lucratives et sous réserve de l’agrément de son conseil d’administration » et « aucun droit ne sera accordé en contrepartie de ces donations ». Si Libération dégage des profits, ils seront intégralement redistribués à des associations caritatives.
La crise sanitaire s’est répandue sur les médias en mettant en lumière des réalités qui ne peuvent plus être niées et des actions nécessaires qui en découlent. L’avenir des acteurs dépendra désormais de leur capacité à réagir et à se renouveler pour survivre à cette mise à l’épreuve.
conclusion
La crise du Covid19 devrait accélérer les transformations déjà bien engagées du secteur.
Les médias historiques voient leur rôle fédérateur se renforcer, autour de grands évènements ou de rendez-vous. Mais ils continueront aussi à être un vecteur de confiance avec un rôle central dans l’unité de la société.
Le pouvoir d’achat des français va baisser dans les mois à venir ; il est probable que de nombreux foyers feront des arbitrages dans leurs dépenses de divertissement : beaucoup n’auront pas les moyens de souscrire à plusieurs offres de contenus payantes, et on peut penser que les modèles financés par la publicité maintiennent des audiences de masse. L’articulation du numérique avec les supports historiques sera une des clés de survie de nombreux acteurs dont l’équilibre économique est déjà mis à mal. Les pouvoirs publics devront également anticiper les risques majeurs pour assurer la pérennisation de la filière.
Enfin la responsabilité sociétale et environnementale prend une place grandissante dans les préoccupations des consommateurs citoyens, et donc également pour les marques qui s’adressent à eux. Les contenus en phase avec ces préoccupations devraient occuper une place de plus en plus importante au sein des stratégies éditoriales. Mais l’accompagnement des marques dans une communication plus responsable et la transformation de ses propres modes de fonctionnement pour un impact positif sur la société devraient également devenir des enjeux majeurs au cours des prochains mois pour les groupes médias.
Un article rédigé par Frédéric Estève, Ihsane Rahmani et Marie-Eve Metz