10/06/25

Luxe & RSE, Brève #3 : « Du durable à la durabilité ? »

Alors que l’industrie est entrée dans sa phase de maturité et qu’elle est désormais soumise à la conjoncture et aux injonctions d’exemplarité, un nouveau paradigme s’impose : la durabilité ne peut plus être perçue comme une contrainte mais comme un levier stratégique intrinsèque. À condition de sortir d’une approche défensive ou cosmétique, les Maisons de Luxe peuvent transformer les contraintes environnementales et sociales en véritables moteurs d’innovation, de désirabilité et de performance. 

Un secteur en quête de repères

L’année 2024 a marqué la fin de la frénésie post-Covid, notamment sur les marchés matures ; le retour à la « normale » impliquant désormais la vulnérabilité face aux crises géopolitiques et économiques, aux tensions logistiques et à la pression climatique. Malgré les engagements publics, cette nouvelle donne rend encore plus difficile la priorisation des investissements de long court et le déploiement d’une vision dans le temps. Face aux pressions roistes court-terme, les projets « durables » passent au second plan. La tension entre exclusivité et massification des ventes cristallise ce paradoxe. 

Et le bilan du secteur reste lourd : intensité carbone élevée, dépendance à des matières premières critiques (soie, cuir, pierres précieuses), faible circularité des produits. 

Un exemple souvent oublié : le recours croissant à l’extraction minière pour la joaillerie et les composants technologiques embarqués (montres connectées, packaging haut de gamme avec capteurs NFC) pose de nouveaux défis en matière d’impact écologique et de traçabilité. Selon l’ONG Earthworks, une tonne d’or extrait produit plus de 20 tonnes de déchets toxiques, un ratio parmi les plus élevés de l’industrie minière. 

Un consommateur devenu « investisseur de sens »

Au-delà du discours, les consommateurs, et en particulier les acheteurs du Luxe, sont de plus en plus attentifs à la dimension intangible de leurs achats. Ils attendent des marques qu’elles incarnent une vision du monde, des valeurs, un rôle culturel. Le prestige de la marque ne fait plus tout, le sens compte, et de plus en plus. 

95 % des consommateurs de Luxe ont changé au moins un comportement d’achat pour intégrer une dimension plus durable en 2023.  

On assiste à l’émergence de « conscious collectors », des clients qui privilégient la durabilité dans la conception des produits et dans leur usage. La demande pour des services de réparation, de revente ou de seconde main ultra-qualitative explose.  

Les Maisons historiques le sentent mais tâtonnent. Des partenariats avec des plateformes de seconde main, Collector Square/Le Bon Marché par exemple, aux initiatives de transparence radicale, comme celle menée par Gucci, classée en tête du Fashion Transparency Index 2023, publiant des informations détaillées sur sa chaîne d’approvisionnement, fournisseurs et pratiques sociales et environnementales ; les Maisons cherchent à nourrir cette quête de sens sans pour autant aller jusqu’à transformer leur modèle. 

Des initiatives stratégiques…  

1. Réconcilier durabilité et durabilité

La durabilité n’a pas vocation à neutraliser l’émotion ou l’audace créative – elle doit l’amplifier. Des initiatives émergent autour du design régénératif, où les produits sont pensés pour avoir un impact net positif sur l’environnement ou les communautés. Exemples : matières biodégradables enrichies de micro-organismes fertilisants, packaging compostable qui intègre des graines locales. Ce design d’avant-garde est aussi un marqueur d’innovation. Il offre une nouvelle esthétique, une nouvelle narration qui reconnecte les clients à l’origine du produit et à son devenir. 

À cet égard, certaines Maisons concilient style et responsabilité en développant des collections à faible empreinte environnementale, certifiées sur des critères rigoureux, tout en maintenant un univers de marque fort et désirable. Le projet « Réserve » de Bottega Veneta en est le parfait exemple : une collection de sacs à main et de petite maroquinerie fabriquée à partir des excédents de cuir provenant des réserves de l’atelier de Montebello. 

De même, le champagne Ruinart, à travers son projet artistique « La Garde-Robe Durable » signé Marie Berthouloux, propose une réinterprétation poétique et éco-conçue des objets associés au rituel de dégustation. Une façon élégante de réinventer les codes du Luxe à l’aune de la sobriété. 

2. Capitaliser sur la rareté pour créer de la valeur dans le temps

L’économie de la rareté est au cœur de l’ADN du Luxe. Elle peut aujourd’hui s’appliquer à des concepts responsables : édition ultra-limitée de pièces issues de matériaux recyclés ou surcyclés (upcycled), objets patrimoniaux modernisés, ou pièces créées localement à la demande via des chaînes de valeur courtes. 

Certaines marques explorent des modèles inspirés du « slow made », qui valorisent la patience, le savoir-faire et la production à petite échelle, voire « on demand ». C’est le cas chez Kering, qui mène une stratégie ambitieuse autour de la gestion durable de l’eau et de la réduction de l’impact matière, favorisant la production raisonnée à haute valeur ajoutée. 

À rebours des logiques de sur-stockage, ces modèles améliorent la marge unitaire, réduisent les invendus et fidélisent une clientèle à la recherche de sens. 

3. Élargir l’impact au-delà du produit : inclusion, culture et société

Les Maisons de Luxe sont de plus en plus attendues sur des sujets qui dépassent le produit lui-même : soutien à la diversité culturelle, engagement pour la santé mentale, intégration de savoir-faire artisanaux menacés. Ce rôle élargi correspond à une vision à la fois moderne et absolument intrinsèque au Luxe, comme vecteur de sublimation, de transmission et de progrès. 

Guerlain, par exemple, a bâti sa stratégie RSE autour de la préservation de la biodiversité, et notamment des abeilles. Son programme « Women for Bees » porté par Véronique Lepinay combine sauvegarde de l’environnement et autonomisation des femmes dans le monde rural, incarnant un engagement sociétal tangible et durable. 

Dans l’hôtellerie, le Mandarin Oriental se distingue par sa certification GSTC (Global Sustainable Tourism Council), gage d’un impact environnemental et social mesuré à toutes les étapes du parcours client. 

Certaines Maisons prennent aussi le parti de co-créer avec des communautés locales, de financer des fondations culturelles ou de transformer leurs lieux de vente en espaces d’engagement et de réflexion (expositions engagées, collaborations artistiques durables…). Prenons Prada, qui s’est associé au Fonds des Nations Unies pour la population (UNFPA) afin de développer un programme de formation sur la mode auprès de 50 jeunes femmes ghanéennes et kényanes, permettant leur montée en compétence et contribuant par là-même à leur empowerment. 

… à une stratégie d’initiatives : le Luxe en éclaireur d’une nouvelle modernité

Les Maisons qui réussiront demain seront celles capables de concilier sens esthétique, innovation durable et impact sociétal. Le Luxe, parce qu’il est par essence créatif et aspirationnel, a un rôle unique à jouer : celui d’inspirer une consommation plus éclairée, plus responsable bien au-delà de son industrie – en faisant du durable le désirable ultime.

À l’heure de la luxury fatigue, la durabilité n’est pas qu’un levier de performance business, elle est une question de survie. Temps long et élévation, au cœur de ce qui définit le Luxe, sont les seuls garants de la pérennité de l’industrie. 

Un article rédigé par

Capucine A
Capucine A

Consultante

Sinda O
Sinda O

Manager