18/10/21

Des vies et des visages derrière les travaux du Grand Paris

Quand l’art permet de redécouvrir l’humain derrière des chiffres et des ambitions

Rénovation urbaine, mixité sociale, écoconception, extensions et nouvelles lignes de métro, … les ambitions du Grand Paris sont positives, nombreuses, … et vraiment très grandes : « Une ville-monde attractive et durable, dont la qualité de vie et la compétitivité rivalisent avec les grandes métropoles internationales ». Voilà le programme avancé par l’agence d’investissement du Grand-Paris, présentant le projet sur son site internet.

Dans la liste des « talents qui contribuent au développement du plus grand projet urbain d’Europe et au rayonnement de la France et de ses savoir-faire dans le monde » – ceux qui nommés « les Grand Paris Makers » (Attention, il s’agit là d’une marque déposée) -, on retrouve les acteurs économiques (opérateurs de mobilité, énergéticiens, aménageurs et promoteurs immobiliers, services numériques, industriels, entrepreneurs, commerçants) et des « enseignants-chercheurs de tous horizons ». A ce stade, pas de mention des habitants, actuels ou futurs.

Le nombre et l’importance des projets liés à cette vision du Grand Paris sont impressionnants. La réalisation de nouvelles lignes de métro (comme la future Ligne 15 qui fera tout le tour de Paris, de Noisy-Champs au Pont de Sèvres en passant par Créteil, Villejuif, Bagneux, Vanves au sud, et Rueil, Nanterre, Saint-Denis, Bondy, Val de Fontenay au nord), occasionne des percements en profondeurs de tunnels, mais aussi des restructurations de grande ampleur en surface, avec des destructions de zones habitées d’une grande densité, certes en perspective de réaménagements urbains séduisants sur le plan architectural et confort de vie.

Plan de la future ligne 15 du métro parisien

VERTONE soutient un projet artistique remarquable sur le quartier de la Pierre Plate à Bagneux, en voie de transformation complète

Depuis quelques années, les projets de réaménagement urbains se multiplient donc tout autour de Paris, transformant des quartiers en vaste chantiers. Un grand nombre de barres vont être détruites, et un plus grand nombre encore réhabilitées progressivement. Elles avaient été bâties hâtivement dans les années 50 et 60 pour répondre à la crise du logement et offrir hébergement et confort moderne à de nombreux ouvriers souvent issus de l’immigration, européenne ou nord-africaine, mais s’étaient progressivement dégradées faute d’investissement et d’entretien.

La barre Mozart du quartier de la Pierre Plate qui sera détruite dans le cadre des réaménagements urbains en lien avec les travaux du Grand Paris

Les visions projetées des futurs quartiers sont souvent magnifiques, mais les héros en sont les projets architecturaux plus que les habitants.  

Projet de la future gare de Bagneux

Ainsi la vidéo en image de synthèse de la future gare de Bagneux laisse rêveur. Les personnages qui font décor entre les belles constructions sont anonymes. On n’y reconnaît évidemment pas les habitants actuels du quartier.

Le projet de réaménagement du quartier de la Pierre Plate à Bagneux prévoit la démolition de 296 logements sociaux existants et leur reconstruction hors du quartier, la construction de 600 nouveaux logements environ, et la réhabilitation de 553 logements sociaux existants, essentiellement sur les enjeux de performance énergétique.

La vie des habitants est et restera bouleversée pour les longues années de travaux massifs. De nombreuses questions se posent pour beaucoup quand les projets prévoient des destructions dans leurs zones d’habitations. Ainsi les associations d’habitants et les communes sont-ils confrontés au défi que représentent pour les populations ces bouleversements en profondeur. La hausse continue des prix de l’immobilier à Paris et dans l’agglomération parisienne, associée au fait que la phase de destruction précède de plusieurs années la phase de mise à disposition de nouveaux logements, risque de reléguer toujours plus loin les populations les moins aisées. On vise à améliorer sensiblement les conditions de vie, mais cela ne concernera pas tous les habitants d’aujourd’hui.

Derrière ces travaux, ces concepts et ces utopies, il y a des vies, des parcours de femmes et d’hommes, et on n’en parle pas souvent.

Une mémoire à entretenir, des récits à écrire

Ces vies, ces parcours, ces visages commencent à se manifester un peu plus à travers des projets artistiques et mémoriels. Derrière les projets de restructuration et réaménagements urbains apparaît le risque de rayer de la carte des pans notables de l’histoire sociale et, bien plus, des vies, des individus, avec des expériences personnelles et collectives diversifiées et riches.

A Bagneux, l’initiative d’un projet artistique et mémoriel est venue de l’extérieur de la Cité des Musiciens, avec au départ l’envie du photographe Jean-François Fourmond et de l’écrivain et grand reporter Charles Haquet de recueillir des témoignages et de découvrir l’humain derrière cette notion souvent très négative de Cité de banlieue, particulièrement en ce quartier de la Pierre Plate, tragiquement connu pour avoir été le théâtre de l’effroyable meurtre du jeune Ilan Halimi.

Leur objectif : donner la parole, donner un récit à l’histoire du quartier, mettre des mots sur le vécu des habitants de la Pierre Plate, pour entretenir la mémoire ; et mettre en lumière les visages de ses habitants, pour qu’ils soient reconnus comme acteurs principaux de ces transformations.

Mettre des paroles, des récits, donner à voir la vie du quartier, se justifie d’autant plus aux yeux de Charles Haquet que la notion de Cité, abstraite, est souvent évoquée comme un concept unique et homogène, comme s’il n’y avait qu’une cité en France.

Derrière tout concept, derrière tout projet de transformation, il y a des vies, des individus, des collectifs, des projets, des fragilités, des histoires, une mémoire à entretenir.

Dans leur travail de découverte progressive, qui leur a permis de faire la connaissance d’un grand nombre de personnalités attachantes du quartier de la Pierre Plate, Jean-François Fourmond et Charles Haquet ont découvert des histoires extraordinaires, des vies, des migrations, des bonheurs et aussi des drames. Ils n’omettent pas la tragédie qui hante encore l’esprit des habitants du quartier et au-delà, la commune toute entière. Mais le quartier, la cité et l’histoire des habitants ne peuvent se résumer à un seul fait, aussi tragique et effrayant soit-il que le meurtre d’Ilan.

Ces trois années d’entretiens, de découvertes, aboutissent cet automne à plusieurs concrétisations.

« La Pierre » : le projet photographique est multiple. Il se veut un portrait de la Pierre Plate au travers de ses personnalités, rencontrées ou croisées par le photographe au détour d’un immeuble. Jean-François Fourmond « a voulu parler d’une cité arrivée au bout de son histoire. Une cité qui a connu des moments heureux, combatifs et poignants et qui fera bientôt peau neuve sous le manteau du Grand Paris. (…). Quels sont les souvenirs ? Qui va rester ? Qui va partir ? (…) C’est un travail contre l’oubli et la disparition où, quand les bulldozers seront passés il n’y aura plus rien à dire ».

Le projet a la particularité de proposer une exposition photo avec comme support les immeubles eux-mêmes : Quatre portraits de femmes, des personnalités du quartier, en tirages de 8 mètres sur 5 sur le pignon de la barre Debussy, qui sera amputée de trois cages d’escalier. L’hommage aux personnalités du quartier est bien reçu par les résidents. D’autant que Suzie, une figure qui aura compté dans la Pierre Plate, et qui trône tout en haut, a disparu au début de l’été 2021.

Le montage « Champ-Contrechamp » sur la façade de la barre Mozart propose des photographies prises de l’intérieur des appartements, avec ou sans leurs occupants, certains appartements photographiés étaient d’ailleurs déjà désertés. L’ensemble donne un effet étrange, des vues « de l’intérieur » visibles de « l’extérieur ».

Le montage “Champ-Contrechamp

Ce vendredi 8 octobre, la lumière est belle, elle est aussi lisible comme une sorte de joie ou de fierté dans les yeux de nombreux résidents de la Pierre Plate qui découvrent de grandes photos exposées, avec parfois, des silhouettes connues, ou même leur ancien logement pour ceux qui ont déjà été amenés à quitter un des immeubles voués à la destruction.

D’autres photographies du quartier sont exposées sur une des palissades des chantiers en cours, avec en sujets les habitants, les tours elles-mêmes, des points de vue particuliers sur l’ensemble ou sur des détails de l’environnement de la cité. Autant de prismes pour évoquer une réalité qui évolue.

Charles Haquet, qui a travaillé aux côtés de Jean-François Fourmond sur l’ensemble du projet, prévoit la sortie d’un recueil de textes, associés à une sélection de photographies. L’ouvrage « La Cité Silencieuse » publié chez JC-Lattès proposera une « écriture en clairs et en obscurs », une cinquantaine de textes « sérieux, intimes ou légers, drôles ou tragiques ». Il y évoque le jardinet de Suzie – « îlot de verdure voué à disparaître », les « garagistes sauvages », des portraits d’habitants : « Djamel le gardien, Sidi, Fernande la doyenne, … ».

Un projet artistique complet

Pour compléter le projet, des documentaires sonores ont été réalisés par Xavier Jolly (Directeur artistique, responsable de l’identité sonore d’Europe 1) et des vidéos par Rafik Meftah (éducateur spécialisé, originaire du quartier et toujours engagé localement).

Six épisodes de documentaire sonore sont disponibles en podcast sur Soundcloud.

En plus des photographies exposées en extérieur dans la Cité des Musiciens, le projet La Pierre propose un bel ensemble de textes, photos, vidéos et sons, dans une exposition au sein de la Maison des Arts de Bagneux, visible jusqu’au 12 novembre.

Ces morceaux de vie, recueillis, photographiés, ou enregistrés parviennent à remettre l’humain, la vie des gens au cœur de ces grands projets de transformation.

Les habitants de Bagneux ne s’y sont pas trompés, se retrouvant avec bonheur pour découvrir ce que pouvaient leur renvoyer ces visiteurs réguliers des dernières années.

La communauté qu’ils constituent se trouve ainsi mise en lumière, en sons et en mots, comme une reconnaissance positive.

Les résidents de ces cités, ceux qui y ont grandi, ont fait la vie du quartier, et ce sont essentiellement eux qui feront la vie du quartier demain, même s’ils ne se revendiquent pas comme des « Grand Paris Makers ».

Un article rédigé par Benoit Tesson