
Enjeux RSE : le modèle du Retail peut-il se réinventer ?
Lors de la 3ème édition du Bonial Day, le thème était à la réinvention du commerce et notamment du secteur de la grande distribution dans un contexte économique, sociétal, environnemental et législatif de plus en plus mouvant et incertain.
Parmi l’ensemble des tendances qui pourraient avoir un impact sur le secteur telles que le vieillissement de la population, la désertification et l’appauvrissement de certains territoires, la digitalisation des usages ou encore l’avènement de l’intelligence artificielle, celle qui a été la plus prégnante tout au long de la journée était la crise environnementale et donc l’enjeu de la RSE pour les entreprises de la grande distribution.
Plusieurs questionnements ont été posés sur lesquels des éléments de réponse ont été apportés sur la base des prises de parole de Jean-Marc Jancovici, Thierry Cotillard ou encore Nicolas Bouzou :
1. Quelle transformation du business model du retail dans un contexte (inéluctable ?) de déconsommation et donc de baisse des volumes dans un secteur dont la nature même du business est la massification des achats ?
2. Quelle priorité du durable dans la stratégie d’un distributeur sachant que le secteur a finalement un impact carbone assez faible par rapport à l’amont et que les stratégies RSE nécessitent du temps long et des investissements massifs dans un marché fortement drivé par le court terme et la marge ?
3. Comment répondre au paradoxe client d’attente constante de prix bas et de volonté déclarée de consommer de manière plus responsable ?
4. Et finalement, la croissance, fermement prônée et recherchée par l’ensemble des « commerçants » est-elle conciliable avec les enjeux de sobriété, a priori nécessaire avec la réduction de l’impact carbone ?
S’il est facile de s’accorder sur l’importance de l’enjeu environnemental, pourquoi est-il si complexe de voir émerger des avancées majeures sur le sujet ?
Un éclairage par la compréhension de la nature humaine
Jean-Marc Jancovici, présent en ouverture du Bonial Day, nous éclaire sur la question par une lecture anthropologique de notre société actuelle.
Selon lui, l’Homme est à la fois, fondamentalement et presque génétiquement, paresseux et accumulatif.
Paresseux, car s’il a le choix entre deux options qui ont un différentiel d’effort important (au sens consommation de sa propre énergie), il choisira l’option la moins « énergivore » à titre personnel. La plupart des progrès de l’humanité repose sur ce principe : du développement des modes de transports (voiture, train, avion…) jusqu’à la machine Nespresso présentes dans les chaumières. Le « problème » de cette caractéristique comportementale est donc qu’elle nous amène à compenser l’absence (ou la minimisation) de l’effort humain, par d’autres moyens exogènes, qui eux sont fortement consommateurs d’énergie.
Le caractère accumulatif, est selon lui un besoin fondamental, qui peut s’expliquer de manière assez simple par notre peur du lendemain. La peur de ne plus nourrir sa famille, la peur de perdre son travail, la peur de ne pas pouvoir se loger dignement, la peur de ne pas réussir socialement, etc.
La grande distribution, depuis les soixante dernières années, a construit un modèle de consommation qui tire parti de ces deux caractéristiques comportementales humaines (paresse et besoin d’accumulation) :
- Des magasins en zone périurbaine, moins chers en loyer et en main d’œuvre mais accessible en voiture (paresse)
- Des prix toujours plus bas, qui suscite l’envie d’acheter toujours plus (besoin d’accumulation)
- Le développement du Drive, de la livraison à domicile, de la livraison à domicile express (paresse)
- Des centres urbains qui foisonnent de magasins de tout type, avec un nombre de mètres carrés sensiblement supérieur au besoin « fondamental » de se nourrir, de se vêtir (cf. l’article Vertone sur le secteur du textile) ou de prendre soin de soi, laissant bien comprendre que leur simple présence est un rouage essentiel à la course à la consommation induite par cette multitude de choix de marques, de produits, de perpétuelles nouveautés et bien sûr de prix toujours plus bas (besoin d’accumulation).
Un secteur de la grande distribution qui tire parti de cette nature humaine
Le modèle historique de la grande distribution comporte deux limites qui sont intrinsèquement liées à sa définition même :
- Lorsque le pouvoir d’achat baisse, le modèle se grippe. Essence trop chère ? Zones périurbaines délaissées. Inflation sur les produits du quotidien ? Arbitrage sur les achats dits « plaisirs » ou, déformation des comportements d’achat vers des acteurs « low cost » / discounters….
- L’autre limite est la corrélation de la performance du modèle à l’impact environnemental. Plus les prix des produits baisses, plus les consommateurs consomment et donc plus leur empreinte carbone augmente…
Selon Jean-Marc Jancovici, un bon indicateur serait de considérer l’empreinte carbone par euro dépensé. Dans ce cas, on en déduit que plus on achète des produits chers, moins l’impact carbone (relativement au prix) sera élevé. Cela aura ainsi un impact sur les volumes qui seront forcément en baisse, à pouvoir d’achat constant.
Cela est justement le strict opposé du modèle actuel de la grande distribution basé sur le volume.
Et effectivement, aucun distributeur n’évoque aujourd’hui une possibilité de diminution des volumes. Bien au contraire. Ces derniers invoquent un système économique et social actuel nécessitant inéluctablement de la croissance. Car pourquoi investir en tant que distributeur si cela ne permet pas de générer du chiffre d’affaires additionnel, même si l’investissement permet de réduire l’impact carbone ? Comment donner des perspectives de carrière à ses employés sans croissance ? Comment répondre aux exigences de ses actionnaires pour une entreprise côté en bourse sans croissance ?
Ces questions sont complexes et ne permettent donc pas d’apporter des réponses simples. D’autant plus que les injonctions contradictoires des clients eux-mêmes n’incitent pas à changer le modèle : les deux tiers des Français sont préoccupés par le prix et dans le même temps, aimeraient avoir une consommation plus responsable, locale et bio. Comment résoudre l’équation du client qui veut des prix bas et en même temps un juste prix pour le monde agricole. Pas évident.
Comprendre pour agir – Vers un changement de modèle ?
Tout d’abord, il est important de comprendre quelle est la répartition de l’impact carbone sur la chaine de valeur de la grande distribution : 85% de l’impact vient de l’amont alors que, par exemple, les déplacements de consommation ne pèsent que pour 1% de l’impact.
Les chiffres sont sans appel mais cela ne veut pas dire que l’aval doit se désengager de cet enjeu. Par exemple en agissant sur le recyclage et la réduction des déchets, sur la dépense énergétique en magasins et en entrepôts, sur l’optimisation des tournées logistique ou encore sur le sourcing de fournisseurs à une échelle locale…
En revanche, agir sur l’amont devrait être la priorité de tout distributeur. Cela peut passer par exemple par :
- la mise en place d’outils de pilotage avec les industriels pour suivre les effets de décarbonation,
- le choix du sourcing des matières premières en collaboration avec les industriels
- la mise en place de nouvelles exigences RSE dans les cahiers des charges auprès des fournisseurs (sur les emballages par exemple)
- ou encore des co-investissements avec les industriels dans des technologies d’avenir permettant de réduire l’impact carbone ou la dépense énergétique
Les solutions semblent donc exister, et commencent à être intégrées par certains acteurs. Mais cela soulève plusieurs questions :
- Est-ce que toutes ces initiatives seront réellement mises en place ?
- Est-ce que ce sera suffisant ?
Sur la première question, la réponse n’est pas franche et massive. Ces différentes actions nécessitent des investissements de la part des distributeurs (et des industriels), et donc soit de la forte croissance, soit des aides importantes de la part de l’Etat. La croissance forte engendrera un impact additionnel négatif (cercle vicieux) et l’État ne semble pas être l’acteur providentiel sur lequel compter en ces temps de crises successives et de déficit historique. Par ailleurs, les contraintes règlementaires, souvent lourdes en Europe, peuvent parfois également désinciter les acteurs à se transformer. Peut-être faudrait-il ainsi limiter – de manière temporaire – ces lourdeurs règlementaires ? La France a su le faire pour les JO — avec le succès qui en a découlé – pourquoi ne pas le faire sur la transition écologique ?
Quand bien même ces actions seraient mises en place, cela serait-il suffisant ? Probablement pas. Car pour que cela le soit, il faudra que les différentes parties prenantes de l’écosystème s’engagent dans un changement drastique de modèle, ce qui ne semble pas être à l’ordre du jour. Pas forcément par manque de volonté mais aussi (et peut-être surtout), en raison des injonctions contradictoires des consommateurs qui n’incitent pas les acteurs à bouger massivement et rapidement (cf. plus haut).
Quelles autres pistes envisageables ?
La conférence a permis de mettre en évidence deux possibles voies de sortie qui partagent un point commun : le consommateur comme principal acteur du changement de modèle. En effet, plutôt que d’envisager un changement de l’offre, qui risque de ne pas se produire rapidement vu les impacts business courts termes que cela engendrerait pour les distributeurs, pourquoi ne pas plutôt impulser le changement par la demande ? Pour cela, une condition : embarquer le consommateur.
Une première voie, assez pragmatique, s’appuie sur l’impulsion que peuvent donner les acteurs de la grande distribution eux-mêmes pour induire des changements de comportements client plus vertueux. Plus de pédagogie et de transparence sur ce que les consommateurs achètent, plus de mise en avant claire et implicite des impacts positifs sur l’environnement des différentes actions, la multiplication de nouveaux business models (location, abonnement, seconde main), la mise en avant de nouvelles marques éco-responsables, la facilitation de la reprise de produits usagers… autant d’initiatives qui, misent bout à bout, peuvent engendrer un changement des modes de consommations de la part des consommateurs. La consommation deviendrait ainsi davantage « responsable » et par effet boule de neige permettrait ainsi d’initier un changement de l’offre en conséquence.
Une autre voie, davantage idéologique, serait de trouver un moyen de générer un changement de valeurs. Notre grande part « d’envie » de consommer, comme vu plus haut, vient de notre nature humaine à vouloir accumuler. Et cette accumulation, depuis la nuit des temps, est synonyme de réussite sociale. Et si réussite sociale devenait synonyme de sobriété et non plus d’ultra-consommation ? Cela aurait nécessairement un impact sur la consommation qui passerait du « tout, tout de suite », à « moins, mais mieux ».
Il y aurait bien évidemment des perdants et des gagnants dans ce modèle, mais comment pourrait-il n’y avoir que des gagnants quand on sait l’urgence des changements nécessaires ? La grande distribution pourrait-elle s’en remettre ? Pas sans transformer son modèle traditionnel basé sur le volume et les prix bas. Et les représentants de la réussite sociale d’aujourd’hui (influenceurs au sens large) sont-ils prêts à ce changement de valeurs, au sens d’un changement de la définition de la réussite sociale ? Utopie ? Peut-être. Mais comme disait Victor Hugo, « L’utopie [n’]est[-elle pas] la vérité de demain ? »
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