06/05/20

Pour l’Honneur des sans-grades

« Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grades,
Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades,
Sans espoir de duchés ni de dotations,
Nous qui marchions toujours et jamais n’avancions
 »
(Edmond Rostand, L’Aiglon)

Le front des sans-grades

Les sans-grades en première ligne

Lors de son discours du 16 mars, le président Macron a déclaré à six reprises, sur un ton martial, visant à sonner la « mobilisation générale » contre un « ennemi (…) invisible, insaisissable », que nous étions en guerre. Un mois plus tard, dans son discours du 13 avril, il rend hommage aux soldats de cette étrange guerre, répartis sur deux lignes de front :

« Dans cette première ligne, nos fonctionnaires et personnels de santé, médecins, infirmiers, aides-soignants, ambulanciers, secouristes, nos militaires, nos pompiers, nos pharmaciens ont donné toute leur énergie pour sauver des vies et soigner. Ils ont tenu. […] Dans la deuxième ligne, nos agriculteurs, nos enseignants, nos chauffeurs routiers, livreurs, électriciens, manutentionnaires, caissiers et caissières, nos éboueurs, personnels de sécurité et de nettoyage, nos fonctionnaires, nos journalistes, nos travailleurs sociaux, nos maires et élus locaux et j’en oublie tellement aidé par tant de Français qui se sont engagés. Tous ont permis à la vie de continuer au fond ».

La prise de conscience de leur utilité

Avec le Président, la société française a pris conscience de l’importance de ces travailleurs de l’ombre, et du contraste abyssal entre d’un côté, les « jobs à la cons », inutiles et superflus (« bulshit jobs » pour reprendre la terminologie de David Graeber, économiste et professeur à la London School of Economics), et de l’autre, les « jobs de merde », indispensables mais mal payés et mal considérés. L’utilité sociale de ces derniers a été mis en exergue à l’aune de la crise sanitaire : mettre en rayon des denrée alimentaires, distribuer les colis, ramasser les poubelles, soigner les personnes âgées…

Pour Sylvain Reymond, directeur général de Pro Bono Lab, une structure de l’économie sociale et solidaire spécialisée dans l’engagement par le partage de compétences, « cette crise conforte l’intuition qu’on avait, que les métiers qui sont en première ligne et qui ne sont pas forcément les mieux rémunérés aujourd’hui, deviennent essentiels dans le fonctionnement de notre société. Ceux qui sont au front, ceux qui se battent aujourd’hui, sont des personnes qui remettent l’humain au cœur puisqu’ils sont dans l’accompagnement directe des personnes qui souffrent ».  

Selon la sociologue Dominique Méda, lors d’une interview pour l’Unédic, « l’enseignement principal, c’est que la hiérarchie des salaires et de la reconnaissance sociale est complètement en contradiction avec la hiérarchie de l’utilité sociale » : « les gens aujourd’hui les plus utiles sont parmi les plus mal payés ».

Des membres de l’exécutif n’ont cessé, ces dernières semaines, de leur rendre hommage. Du ministre de l’Economie Bruno Le Maire à son collègue des Comptes publics Gérald Darmanin et jusqu’au chef de l’Etat, tous les ont remerciés, évoquant des augmentations de salaires. « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune », a rappelé Emmanuel Macron, citant l’article 1 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, lors de sa quatrième allocution solennelle depuis le début de l’épidémie de coronavirus, le 14 avril dernier.  « Il nous faudra nous rappeler que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal ».

Laurence Bauthamy, à la tête de la petite entreprise de nettoyage NIB près d’Angers, a ressenti les propos d’Emmanuel Macron « non comme une revanche mais comme une petite fierté. Le sentiment d’être utile à la société, reconnu pour son activité professionnelle ». « C’est vrai qu’on ne parle jamais de nous. On est ces fameux invisibles qui sont devenus visibles et même indispensables depuis quelques semaines », reconnaissait Jean-Jacques Bauthamy, son époux.

De leur côté, les syndicats ont manifesté confinés la journée du 1er mai dernier, galvanisés par la découverte par les plus aveugles de la « grande armée des invisibles » à faibles salaires faisant tourner la France confinée. Munis de « pancartes, banderoles ou en envahissant les réseaux sociaux », ils ont voulu donner la parole aux « oubliés » et aux « invisibles de nos sociétés, qui continuent à travailler, le plus souvent au risque de leur propre vie », en ces temps d’épidémie de Coronavirus. « Ce sont d’abord l’ensemble des personnels de santé qui n’ont pas compté leurs heures, leur dévouement », sans oublier les salariés, « souvent des femmes, du commerce, de l’agroalimentaire, du paramédical, du social, du nettoiement », les agents des services publics, « et plus largement ceux et celles qui travaillent au service de la population », soulignent les syndicats.

De même pour l’ensemble des Français. Chaque soir à 20 heures, devenu désormais rituel quotidien fédérateur, les soignants sont applaudis aux fenêtres et au-delà des personnels de santé, tous ceux qui agissent dans la crise. Des messages sont déposés sur les poubelles afin de remercier les éboueurs de leur engagement malgré le danger. On fête en héros les caissières de supermarchés, les agents de sécurité ou encore les personnels des Ehpad, fortement mis à contribution. Ces métiers hier invisibles, faisant soudainement apparition devant les feux de la rampe, font l’objet d’une reconnaissance inédite, comme s’il fallait une catastrophe sanitaire pour révéler combien ils sont indispensables à la vie quotidienne.

Comment passer de la prise de conscience à l’action, pour le jour d’après ?

Des pistes pour le jour d’après

Des attentes fortes sous peine de « révolution »

Dans son discours du 16 mars, Emmanuel Macron a déclaré que « Le jour d’après ne sera pas un retour au jour d’avant ». Face à cette prise de conscience de l’ensemble de la société et les prises de parole gouvernementales, les attentes sont désormais très fortes pour que ces promesses ne restent pas lettres mortes.

Aide-soignante à la retraite, Jacqueline se félicite qu’Emmanuel Macron ait « quand même reconnu que tous ces métiers qui sont très, très, très difficiles ne sont pas rémunérés à leur juste valeur ». « Emmanuel Macron a dit des paroles qui sont bien, j’ai écouté attentivement, et bien maintenant, il faut augmenter les salaires sinon les gens vont se rebeller ».

Au début du confinement, les professionnelles du monde du textile et de la couture se sont mobilisées bénévolement pour pallier la pénurie de masques. Après plusieurs semaines de travail acharné, certaines d’entre elles veulent désormais être rémunérées pour leur savoir-faire.

Dominique Meda, sociologue du travail, appelle à revoir les grilles de salaires en sortie de crise pour mieux faire coïncider rémunérations et utilité sociale.

Côté revendications, les syndicats ont demandé le 1er mai dernier « de vraies revalorisations salariales du Smic et des salaires ».

Le jour d’après, pour être fidèle à sa promesse, devra ainsi récompenser et reconnaître la contribution jusqu’alors injustement valorisée de cette grande armée des invisibles.

Du côté économique

Autant le dire, malgré les déclarations de bonne volonté du Président ou de son Ministre de l’Economie, Bruno Le Maire qui prône « un nouveau capitalisme, qui soit plus respectueux des personnes, plus soucieux de lutter contre les inégalités et plus respectueux de l’environnement », changer les paradigmes économiques actuels ne sera pas si facile. Notamment parce que dans l’ADN du capitalisme d’aujourd’hui, la valeur de toute chose est inversement proportionnelle à son utilité dans la société. Si l’utilité devenait le fondement de la valeur d’échange, cela bloquerait l’accès à ce qui est utile au plus grand nombre, et pénaliserait probablement l’ensemble de la société.

A court terme, aux promesses ambitieuses devra répondre un apport massif d’« argent magique » visant à réduire les inégalités, récompenser l’effort réalisé et les risques pris par les uns et les autres. C’est désormais une dette incontournable.

A moyen-long terme, il est bien difficile d’y voir clair sur la forme que pourra prendre ce nouveau New Deal. L’exécutif serait probablement bien inspiré de s’appuyer sur la vision de nos Prix Nobel d’économie tels que Jean Tirole et son Economie du Bien Commun, Esther Duflo qui nous rappelle la primauté du local, ou plus anciennement Maurice Allais, dont les analyses, même anciennes, sont toujours pertinentes. A l’heure de l’intelligence collective, il pourra surtout s’appuyer sur le fruit des réflexions de la société civile et de l’ensemble des Français lors de ces semaines de confinement, au travers par exemple d’Etats Généraux de la Refondation réellement concertatifs, où les conclusions ne seront pas connues d’avance.

Cet « après » devra reposer probablement sur quelques piliers fondateurs, parmi lesquels :

  • La confiance : s’appuyer sur des cercles de confiance, soit naturels (la famille, qui a été le premier lieu de sécurité lors du confinement) soit à construire, pour faciliter les liens et les échanges, et renforcer la résilience du système. On pense à l’économie du partage avec les monnaies locales ou les réseaux de type BarterLink, où des entreprises peuvent s’échanger entre elles les biens, services ou compétences sous-utilisés dont elles disposent.
  • La solidarité : car compte tenu de la montagne à gravir, il faudra savoir agir sans compter. Il faudra découvrir pleinement l’économie de la gratuité, avec l’essor notamment du Pro Bono. Ce que confirme Jean Tirole : « la réponse économique appropriée à la crise sanitaire repose sur l’idée qu’en ces temps très inhabituels, le curseur s’est déplacé vers la solidarité »
  • Le local : sans nécessairement déconstruire la mondialisation, qui a évidemment ses vertus, retrouver le juste équilibre qui redonne du sens à l’ancrage local, et favoriser notamment la relocalisation de l’industrie.
  • L’exemplarité : car rien ne se fera si l’élite, en charge d’impulser cette nouvelle donne, ne montre pas la voie ni l’exemple.

À ce titre, un groupe comme La Poste, compte tenu de ses valeurs fondamentales de confiance et de proximité, dûment mandaté par l’état, devrait pouvoir jouer un rôle considérable à l’avenir.

Du côté symbolique

La philosophe Simone Weil, connue notamment pour son engagement de terrain en faveur des ouvriers, a dans son livre L’Enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, énuméré et décrit « les besoins de l’âme », c’est-à-dire, « les besoins qui sont à la vie de l’âme ce que sont pour la vie du corps les besoins de nourriture, de sommeil et de chaleur ».

Simone Weil établit donc la liste des quatorze besoins de l’âme qui s’ordonnent par couples de contraires et doivent se combiner en un équilibre ; à l’instar des besoins vitaux du corps, si ces besoins de l’âme ne sont pas satisfaits, ils conduisent à « un état plus ou moins analogue à la mort ».

Parmi eux, l’Honneur. Qu’on appellerait aujourd’hui peut-être Considération.

« L’honneur est un besoin vital de l’âme humaine. Le respect dû à chaque être humain comme tel, même s’il est effectivement accordé, ne suffit pas à satisfaire ce besoin ; car il est identique pour tous et immuable ; au lieu que l’honneur a rapport à un être humain considéré, non pas simplement comme tel, mais dans son entourage social. Ce besoin est pleinement satisfait, si chacune des collectivités dont un être humain est membre lui offre une part à une tradition de grandeur enfermée dans son passé et publiquement reconnue au-dehors.

Par exemple, pour que le besoin d’honneur soit satisfait dans la vie professionnelle, il faut qu’à chaque profession corresponde quelque collectivité réellement capable de conserver vivant le souvenir des trésors de grandeur, d’héroïsme, de probité, de générosité, de génie, dépensés dans l’exercice de la profession.

[…] Guynemer, Mermoz sont passés dans la conscience publique à la faveur du prestige social de l’aviation : l’héroïsme parfois incroyable dépensé par des mineurs ou des pêcheurs a à peine une résonnance dans les milieux des mineurs ou des pêcheurs ».

Un texte plus que jamais d’actualité dans le contexte du Covid-19 et qui nous interroge aujourd’hui sur les possibilités d’accorder cet honneur essentiel.

La Légion d’Honneur récompensait historiquement les militaires puis les fonctionnaires de l’Etat. Elle s’est progressivement ouverte aux personnes méritantes de la société civile, écrivains, comédiens, footballeurs. La crise nous donne l’occasion enfin de mettre à l’honneur les indispensables du pays, qui sont légions : caissières, éboueurs, infirmières, agriculteurs… Rêvons tout haut et attendons les résultats de la prochaine promotion du 14 juillet prochain !

Les organisations et syndicats professionnels peuvent également œuvrer pour accorder des lettres de noblesse à leurs métiers.

Dans le monde de l’entreprise, les managers devront probablement multiplier les initiatives de type « vis-ma-vie » pour visiter ces métiers de terrain, jusqu’à présent parfois méprisés, et mieux saisir de l’intérieur leurs ressorts fondamentaux.

Les médias, intellectuels et acteurs du divertissement doivent également pouvoir contribuer à « désinvibiliser les invisibles », en supprimant les « stéréotypes de profession ».  Ce qui suppose de les écouter et leur donner la parole, à l’instar de France Culture qui nous présente, au travers de quelques témoignages, ces métiers en première ligne face au virus. Ou encore, cette initiative de l’AFP, passée relativement inaperçue, au travers d’une galerie de portraits émouvante et touchante :

« Postier, livreur, employé de supermarché, ce sont quelques-uns des métiers qui rendent la vie possible en période de confinement. Souvent mal payés, parfois invisibles, ces emplois sont aujourd’hui devenus vitaux dans un monde en proie à l’épidémie de coronavirus. Les photographes de l’AFP ont photographié des travailleurs exerçant ces fonctions, que ce soit afin d’éviter la faim ou par sens du devoir, se sentant sacrifiés ou valorisés. Ils ne sont pas applaudis tous les soirs depuis les balcons comme les soignants en première ligne, mais ils ont acquis une nouvelle reconnaissance en tant que travailleurs en deuxième ligne dans la lutte contre le Covid-19. Sans eux, il n’y aurait plus rien à manger, pas de déplacements, pas de désinfections ni d’enterrements. Pour la plupart, ils n’ont qu’un masque, un gel pour les mains et des mesures de distanciation. Du 18 au 25 avril, dans 25 pays, une cinquantaine de ces travailleurs ont accepté de poser pour l’AFP sur leur lieu de travail. Entre rayons de légumes ou de médicaments, devant une boucherie ou une boulangerie, un tram ou une benne à ordure, une cuisine ou un cimetière, ils ont confié leur vulnérabilité, leur colère, leur mission, leur fierté ».

Artem Simonov, Russe, 20 ans, livreur de repas à domicile, pose pour un portrait photo à Moscou, le 22 avril 2020. « Je prends des risques afin que d’autres puissent rester chez eux en toute sécurité. Si mes collègues et moi n’étions pas là, la vie en ville s’arrêterait », affirme-t-il à l’AFP. Effectuant ses livraisons sans contact, il utilise néanmoins un masque de protection, une paire de gants et un gel hydroalcoolique. [©Kirill KUDRYAVTSEV/AFP]

Le coronavirus a mis en lumière une nouvelle fois cette France Périphérique, cartographiée par certains sociologues, invisible de l’intérieur du périphérique parisien, et incarnée pour partie dans le mouvement foisonnant des Gilets Jaunes.

Mais, cette fois-ci, en la mettant à l’Honneur.

Aussi, saurons-nous ne jamais oublier l’honneur des sans-grades ?

Certains auteurs s’interrogent sur les bouleversements à venir : « Comment ceux que l’on aura accusés d’être restés planqués vont-ils rétablir la légitimité managériale suffisante, face à ceux qui auront joué leur vie, à la discipline nécessaire en entreprise ? »

Edgar Morin, dans son interview au Monde, a formulé la véritable question finale, essentielle : « Est-ce que se prolongera et s’intensifiera le réveil de solidarité provoqué pendant le confinement, non seulement pour les médecins et infirmières, mais aussi pour les derniers de cordée, éboueurs, manutentionnaires, livreurs, caissières, sans qui nous n’aurions pu survivre alors que nous avons pu nous passer de Medef et de CAC 40 ? »

Article rédigé par Raphaël Butruille