02/06/20

Covid-19 : la génération « GPS » arrivera-t-elle à retrouver son chemin ?

Nous venons de vivre un arrêt sur image du monde pendant plus de 2 mois. Certains pays sont encore fortement touchés à l’heure où cet article est rédigé. Une période sans précédent qui amène -nécessairement – à faire une pause sur nos quotidiens et à prendre du recul. Parmi les nombreux sujets à appréhender, l’un d’entre eux nous est apparu intéressant à étudier car il est au cœur de cette crise planétaire : notre tolérance vis-à-vis de l’incertitude et de l’inconnu.

De tout temps que ce soit pendant la préhistoire ou dans nos sociétés contemporaines, nous ressentons naturellement de l’appréhension vis-à-vis de l’inconnu. Ce n’est pas nouveau et c’est un comportement salutaire au regard des dangers possibles !

Une crise sans précédent

Cette crise, personne n’aurait pu la prévoir avec un tel impact ; elle est arrivée sans coup férir et a stoppé net les plans stratégiques des organisations, des entreprises, des plans de développement des start-ups, mais également nos vies quotidiennes… Elle nous a pris à la gorge. L’imprévu a frappé à notre porte et s’est invité dans nos quotidiens.

La philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury nous parle de notre tolérance face à l’inconnu, face à ce que nous ne maîtrisons pas. Une tolérance qu’elle qualifie de très faible en France à l’heure actuelle. L’imprévu fait peur, oblige à sortir de notre quotidien. Il peut même nous mettre à nu, face à nous-mêmes, face à un sentiment de sidération, face même à nos réactions individuelles. Autant la sensation de peur est humaine et nécessaire pour notre survie, autant son exagération peut devenir douloureuse et inhibante : nous parlons alors de peur panique. La peur, si elle est « conjoncturelle », reste un élément déclencheur de réactions qui aident à la dépasser : le courage en est un bel exemple (ou la fuite en fonction de la nature du danger). Si en revanche cette peur s’installe et devient « structurelle », nous risquons de nous enfermer dans cette peur, dans des schémas de pensée inhibants qui vont devenir, à la longue, instinctifs. Comme nous le disait Roger Waters, nous pourrions finir par «swimming in a fishbowl, year after year, runnning over the same old ground. What have we found ? The same old fears».

Swimming in a fishbowl, year after year, runnning over the same old ground. What have we found ? The same old fears.

Roger Waters

Renouer avec l’incertitude

En nous tournant vers notre passé proche ou lointain, force est de constater que l’Homme a cherché, la plupart du temps, à réduire l’incertitude, à tenter de la faire disparaître. Nos maisons, nos foyers, notre sédentarité, notre propriété, notre épargne, nos religions, notre astrologie (!), nos GPS… nous permettent de réduire les incertitudes et le contact avec l’Inconnu. Nous travaillons à planifier le futur, sécuriser l’avenir et ainsi mieux le connaître. Cela nous permet aussi d’être plus « efficace » : pas de place à l’inconnu qui peut faire perdre du temps. Il en va de même pour la plus grande inconnue qui soit, à savoir la mort : comment prolonger la vie pour repousser la mort ? Comment faire disparaître la mort ? Les incursions vers l’Homme augmenté, ou encore l’idée d’« Homo Deus » de Yuval Noah Harari nous montrent les capacités de notre imagination à combattre la Grande Inconnue.

L’Homme a cherché à réduire l’incertitude, à tenter de la faire disparaître.

La plupart des gouvernants a décidé, à travers le Covid-19, de réduire au maximum le nombre de morts, coûte que coûte, même s’il faut pour cela arrêter l’économie pendant 2 mois, la décision politique est restée ferme, les conséquences d’un tel arrêt ne sont pas encore connues. Mais l’idée de la mort et de ses dégâts sont devenus politiquement et socialement intolérables. Jusqu’où l’être Humain pourrait-il aller pour éradiquer l’inconnu et l’incertitude ? Est-ce une bonne chose de vouloir les supprimer ? Si ce n’est pas le cas, comment réussir à faire face à l’inconnu ?

Comment faire face à l’inconnu ?

Deux niveaux de réponse pourraient être apportés et nécessitent une prise de conscience collective et individuelle :

A titre collectif, nous avons vu que tous les plans stratégiques ont volé en éclat, que les approches de management « gestionnaire » ont été fortement mises à mal (cf la crise de l’Hôpital qui existait bien avant la crise du Covid-19…). Le management vertical, planifiant les actions, dirigeant le devenir des organisations et de la société ne peut plus exister tel quel. D’autres formes d’organisation et de management sont à imaginer, qui feront place à la décentralisation, à la responsabilisation des équipes sur les actions à mettre en œuvre. Nous ouvrons alors la page de la subsidiarité : l’idée n’est pas neuve, mais particulièrement à propos. Elle pourrait se résumer de la manière suivante : la responsabilité d’une action revient à l’entité compétente la plus proche de ceux qui sont directement concernés par cette action. Les bénéfices, sur le long terme, sont évidents : de la délégation, de la responsabilité, de l’autonomie, de l’adaptation, de la liberté d’action ; et ainsi des organisations plus souples, plus réactives et surtout proactives. L’exemple de Décathlon, et de l’utilisation détournée du masque de snorkeling, est parlant. Décathlon a été contacté par une entreprise italienne pour adapter le masque EasyBreath aux respirateurs utilisés pour le Covid-19. Les équipes locales de Décathlon ont tout de suite travaillé sur le sujet. Pas de passage en Comex / codir pour décider de cette action. Les équipes ont pris en main le sujet. Dans son livre intitulé « Reinventing Organisations », Frédéric Laloux évoque ces entreprises, qui, par l’intelligence collective, la responsabilisation des équipes, réussissent à développer leur adaptabilité face au monde extérieur. Les ingrédients et les recettes existent déjà ; à nous désormais de les utiliser, de les soutenir et de les appliquer.

A titre individuel, Cynthia Fleury nous invite à cultiver la prise de recul et le « lâcher prise », un état d’esprit invitant à accepter le devenir du monde, la non-maîtrise de tous les évènements qui se produisent. C’est aussi réussir à se donner des moments pour soi, se créer des bulles d’oxygène, notamment dans des moments de sur-information / désinformation constante, d’anxiété généralisée. Il en va de notre santé mentale et de notre lucidité face à l’inconnu. Lâcher-prise ne signifie pas « laisser-faire ». Le lâcher-prise nécessite de prendre du recul sur nous-mêmes. Se décentrer. Le monde tourne avec nous, mais également sans nous. La société actuelle brandit le culte de la personne et de son influence. Les comportements égotiques sont légions et peuvent se révéler destructeurs. Une prérogative pour nos sociétés : lâcher l’ego et s’appuyer sur la force collective pour trouver les solutions face à l’inconnu. Vaste programme. Accepter l’incertitude, c’est faire finalement confiance en nos capacités individuelles de faire face, c’est également faire confiance vis-à-vis des équipes, qui sauront trouver les ressources pour s’adapter, c’est aussi accepter que les autres puissent faire différemment de ce que j’aurais pu faire moi-même. Finalement, accepter l’incertitude, c’est se libérer de nos peurs et de nos biais cognitifs : un véritable chemin pour tendre vers plus de libération.

Lâcher l’ego et s’appuyer sur la force collective pour trouver les solutions face à l’inconnu.

Cette crise nous invite ainsi à explorer nos peurs, les identifier, les comprendre pour ensuite les dépasser, et se sentir moins « oppressés » par l’inconnu. Les neurosciences constituent à ce titre un outil très riche dans la compréhension de nos comportements et dans notre capacité à s’adapter à l’inconnu (cf Pierre Moorkens).

Alors, face aux incertitudes qui nous attendent, quel effet aura cette crise sur nous ? Et notamment sur les plus jeunes d’entre nous qui n’avaient pas eu « leur guerre », leur 11 septembre, leur accident nucléaire, ou encore leur crise des subprimes. Comment allons-nous réagir, consciemment et inconsciemment ? Irons-nous vers plus d’acceptation de l’incertitude ou alors vers une exigence encore plus accrue de la nécessité de contrôler l’inconnu ?

Allez, demain, je coupe mon GPS.

« L’incertitude contient en elle le danger et aussi l’espoir. Comprendre, ce n’est pas tout comprendre, c’est aussi reconnaître qu’il y a de l’incompréhensible. Cette nouvelle humanité qui est en train de naître doit être une humanité de débat. Cela est très fatigant mais très passionnant, c’est la source de la vie » Edgar Morin

Un article rédigé par Arnaud Viody