Vers l’émergence d’un opérateur MaaS : panorama des modèles de gouvernance possibles
A l’heure où les cartes de la Mobilité sont rebattues, à minima de façon passagère, par la crise sanitaire (cf. notre dernier décryptage) , nous vous proposons de prendre du recul sur la gouvernance du paradigme montant de ces dernières années : La mobilité servicielle.
Le MaaS (alias Mobility as a Service, présentée dans un précédent article) fascine : en facilitant l’appariement entre l’offre multimodale et la demande au sein d’une interface unique, elle pourrait être la solution aux problèmes de congestion liés à une urbanisation croissante. De 39 milliards d’euros en 2018, le marché du MaaS devrait atteindre plus de 346 milliards d’euros d’ici 2026, soit une croissance annuelle moyenne de près de 25%. Pour les acteurs de la mobilité – Autorités Organisatrices de Mobilité (AOM), collectivités, transporteurs historiques, opérateurs de nouvelles mobilités et de stationnement, plateformes numériques – la question n’est plus tant de savoir s’il faut se positionner, mais plutôt qui doit le faire, et avec quelle gouvernance. En effet, le MaaS représente plusieurs enjeux et opportunités pour ces acteurs publics et privés (détaillés dans cet autre article), avec notamment la nécessité de coopérer pour proposer à l’usager une offre multimodale riche et une expérience client sans couture à travers une seule application mobile. Comme le mentionne l’article 11 de la récente Loi d’Orientation des Mobilités (cf. notre analyse), le MaaS doit être «une source de simplicité pour les usagers». Ainsi, « l’usager ne se préoccupe pas de l’autorité qui organise ses différents modes de déplacement, mais de la fluidité de son parcours ».
La mise en œuvre du MaaS soulève de nombreuses questions sur les modalités de gouvernance : comment s’articulent les différentes parties prenantes – AOM et collectivités, transporteurs historiques et opérateurs de nouvelles mobilités, pure players numérique et autres acteurs IT – pour offrir ce service aux usagers ?
En Europe, la répartition des rôles entre les différents acteurs est contrastée. Nous avons identifié 3 principaux modèles que nous illustrerons à travers les villes d’Helsinki, Vienne et Hanovre.
Le modèle dérégulé : le cas Helsinki (Finlande) où les plateformes MaaS sont opérées uniquement par des acteurs privés
À ce jour, l’application Whim est la plus complète en termes de choix de mobilité (transports en commun, vélos en libre-service, location de véhicules, autopartage, taxis). Pour y accéder, l’usager peut choisir une formule sans abonnement ou bien souscrire à des packages proposant un usage illimité de certains modes. L’application Whim a été développée en 2017 et portée par la société privée MaaS Global, en accord avec HSL, l’autorité organisatrice d’Helsinki. Pour autant, cet accord n’est pas exclusif : plusieurs applications concurrentes peuvent coexister, en intégrant les offres de mobilité publiques et privées.
Pour l’autorité organisatrice HSL, l’investissement est modéré : seuls quelques centaines de milliers d’euros sont nécessaires à la mise à disposition – à un opérateur MaaS – des offres publiques (vente de titres) via des API. Aucun autre investissement ni subventions publiques ne sont alloués : ainsi, HSL commercialise les titres de transport public de son réseau au même prix pour les opérateurs MaaS et les usagers.
En tant qu’opérateur MaaS, MaaS Global (société gérante de l’application Whim) assume tous les coûts et les risques liés au service opéré : développement et maintenance de l’application mobile, marketing & communication, gestion de la relation client, coûts de transaction… Répliquer ce modèle dans d’autres villes permettrait de mutualiser une partie des coûts engagés. Ayant décidé de ne pas faire de marge sur les titres de transport public, le modèle économique de MaaS Global à Helsinki repose essentiellement sur le delta potentiel entre le prix du package payé par l’usager (perçu par MaaS Global) et la consommation réelle de chaque mobilité (versée aux opérateurs de transport). Le choix d’intégrer ou non une solution de mobilité dans l’offre MaaS est donc stratégique et dépend de plusieurs critères (facilité d’intégration, tarifs, convention possible avec l’opérateur…).
Pour les opérateurs de mobilité souhaitant rejoindre la plateforme Whim, deux cas de figure existent en fonction de leur nature. Les opérateurs privés signent une convention avec MaaS Global afin de définir les conditions d’accès au service et les modalités financières. Pour les mobilités dépendant de la collectivité (transports en commun, vélos en libre-service), MaaS Global a signé les conditions d’utilisation standardisées des API proposées par l’autorité organisatrice HSL.
Dans ce modèle dérégulé, plusieurs applications MaaS coexistent : par exemple Whim et l’application du réseau de transport HSL proposent les mêmes fonctionnalités (calcul d’itinéraire, achat et validation de titres à l’unité et d’abonnements), même si seul Whim propose des packages associant différents services de mobilité comme le taxi ou l’autopartage, ce qui illustre une proposition de valeur client plus attractive. Il est par ailleurs réplicable dans d’autres villes par MaaS Global, tant que l’AOM met à disposition les données des offres publiques, qui constituent la colonne vertébrale de la mobilité servicielle. En synthèse, ce modèle dérégulé présente l’avantage de catalyser l’innovation en faveur de la mobilité servicielle. En revanche, le retrait de l’autorité publique ouvre la voie à une situation de monopole où les opérateurs de mobilité risquent la désintermédiation de leur activité.
Le modèle semi-régulé : le cas Vienne (Autriche) où la ville finance exerce le rôle d’opérateur MaaS mais facilite le développement d’une concurrence entre opérateurs
A Vienne, l’application WienMobil est moins intégrée que Whim : les usagers sont redirigés vers les applications mobiles d’autopartage ou de vélos en libre-service pour réserver ou payer. La démarche MaaS est portée par la ville et l’opérateur public WienerLinien, via une filiale dédiée au MaaS, Upstream Mobility, à l’origine du service Wien Mobil.
Upstream Mobility, est le bras armé de l’autorité organisatrice en tant qu’opérateur du MaaS. Cette filiale aux capitaux publics a développé une plateforme publique ouverte sur laquelle peuvent s’interfacer les différents opérateurs de mobilité. L’opérateur public WienerLinien a ainsi pu développer son offre de MaaS, WienMobil qui a remplacé Qando, l’ancienne application du réseau de transports en commun. L’investissement public est plus important que dans le modèle dérégulé car l’AOM supporte les coûts de développement et la gestion d’une plateforme MaaS B2B ouverte et ceux liés à l’application usager WienMobil.
Les opérateurs de mobilité présents actuellement sur la plateforme WienMobil avaient signé un partenariat historique avec le transporteur public WienerLinien. Les autres peuvent décider de rejoindre l’offre WienMobil (en échange de l’intégration de leurs services au sein de la plateforme ouverte) ou bien d’utiliser les données disponibles sur la plateforme (horaires, calcul d’itinéraire, réservation, billettique, tarification…) pour développer leur propre solution de MaaS. C’est le cas de MaaS Global qui propose son service Whim aux habitants de Vienne depuis octobre 2019.
Dans ce modèle semi-régulé, la collectivité est en mesure d’orienter l’action des opérateurs de MaaS, tout en les laissant libre de proposer de nouveaux services de mobilité. La maitrise d’ouvrage stratégique est assurée par l’AOM qui délègue la maitrise d’ouvrage opérationnelle à l’opérateur public.
Le modèle centralisé : le cas Hanovre (Allemagne) où seule la ville joue le rôle d’opérateur MaaS via le principal transporteur urbain Üstra
A Hanovre, la plateforme Mobility Shop est disponible via les applications mobiles de l’autorité organisatrice GVH et celle de l’exploitant des bus et tramways Üstra. Elle a un niveau d’intégration similaire à celui de WienMobil et reste peu utilisée, à cause d’un manque de communication auprès du grand public. La démarche MaaS est donc portée par l’autorité organisatrice GVH et l’exploitant principal des transports publics Üstra.
L’autorité organisatrice GVH a assuré le financement de l’application et de tout le système informatique (software, hardware, bases de données), à partir d’une plateforme existante, expliquant le faible coût d’investissement de départ. Elle a donné au transporteur Üstra l’accès complet à ses données pour qu’il puisse développer et opérer le service, qui in fine sert les politiques publiques de mobilité
Le principal transporteur public Üstra, en tant qu’opérateur du MaaS, a développé le service et se charge de convaincre les autres opérateurs de mobilité de rejoindre Mobility Shop.
Les opérateurs de mobilité souhaitant rejoindre Mobility Shop doivent obtenir l’accord des opérateurs déjà associés. En l’absence d’échanges financiers, les nouveaux venus s’engagent à récompenser les usagers réservant via l’application MaaS pour encourager l’usage. En échange, ils peuvent exploiter la base de données client centralisée. Chaque opérateur est responsable de son offre et de la qualité de service offerte
Ce modèle de délégation est proche du modèle semi-régulé à la différence près qu’ici, l’opérateur de transport public apparait de façon visible comme l’assembleur des différentes mobilités proposées par les opérateurs partenaires.
Quel que soit le modèle, ces différentes mises en application de la mobilité servicielle à travers une application MaaS font état de l’émergence du rôle d’opérateur du MaaS. Qu’il soit incarné par l’Autorité Organisatrice des Mobilités, les transporteurs historiques ou les transporteurs privés, ce rôle nécessite de mettre en musique plusieurs compétences : la gestion des contrats et des partenariats, l’intégration technique et la gestion des front utilisateurs, le marketing et la gestion de la relation client, la distribution… Se posera alors la question de l’articulation – voire la répartition – des missions de l’opérateur MaaS avec celles des opérateurs de mobilités et des autorités organisatrices de la mobilité.
Un article rédigé par Jessica Giorno et Kevin Leman