09/06/20

Tourisme : quelle relance pour l’un des secteurs les plus touchés par la crise sanitaire ?

La crise sanitaire est un événement d’une mesure sans précédent : le secteur du tourisme, en croissance constante depuis 20 ans, s’est effondré en quelques semaines, obligeant tout un écosystème à se mettre à l’arrêt et à se réinventer. Selon l’Organisation Mondiale du Tourisme, les pertes de l’industrie s’élèveront en 2020 à plus ou moins 1000 milliards de dollars et les experts n’envisagent pas de retour à la normale avant 2022 au mieux.

Ce sont donc des défis majeurs que doivent relever tous les acteurs du tourisme, impliquant des choix stratégiques pour s’adapter à un environnement en mutation et mieux répondre à des attentes de consommateurs en forte évolution, tant d’un point de vue sanitaire qu’aspirationnel.

Un secteur déjà en pleine mutation pour s’adapter aux bouleversements des équilibres de l’écosystème mondial

Avant même la crise du Covid-19, l’industrie du tourisme était déjà fortement exposée aux risques géopolitiques, environnementaux et sanitaires.

Pour mémoire, les attentats de 2015 à Paris avaient provoqué une baisse de 8% du tourisme l’année qui avait suivi en  France ; le Printemps Arabe entrainant pour sa part une chute de la fréquentation des pays du Maghreb. De même, les catastrophes naturelles (tsunami en Thaïlande, incendies australiens) ou les changements climatiques plus durables (prolifération des algues, manque de neige dans les stations de ski…) affectent profondément l’économie touristique. Enfin, sans commune mesure avec la crise sanitaire sans précédent du COVID-19, l’insécurité sanitaire pesait déjà sur l’activité. Le virus du Chikungunya avait par exemple beaucoup préoccupé Maurice et la Réunion, contraints de fermer leurs portes en 2006.

Un secteur transformé par des changements structurels

L’économie du tourisme repose sur un écosystème intégrant des services d’hébergements, de restauration, d’activités et loisirs, mais aussi de distribution, d’assistance ou d’assurance. Ces 10 dernières années, cet écosystème a été transformé par l’émergence de grandes plateformes numériques telles que AirBnB, Booking ou Tripadvisor, devenus des intermédiaires incontournables et ayant accru la concurrence, notamment sur les prix. Les acteurs historiques ont dû accélérer leur mutation numérique, soutenir leur distribution directe et développer leur stratégie de fidélisation pour conserver la relation client et s’assurer une relative indépendance. Mais force est de constater que ces plateformes préemptent désormais une partie importante de la valeur et que nombre d’acteurs du secteur en restent très dépendants, tout en étant en retard dans leur transformation numérique.

La crise du Covid-19 met en risque l’ensemble du secteurdans un contexte où le business model de certains acteurs est déjà fragilisé.

Une mise à l’arrêt total de l’activité pendant plusieurs mois

Sur les 217 destinations dans le monde, 156 (72%) ont mis un terme complet au tourisme international (source Tourmag). La baisse de 850 millions à 1,1 milliards de touristes internationaux va entrainer une perte de 1000 milliards de dollars sur l’année et la mise en danger de 100 à 120 millions d’emplois directs (OMT). Les réservations hôtelières étaient en baisse de 95% en avril par rapport à avril 2019. Avec la fermeture des frontières et le lock-down généralisé, la quasi-totalité des moyens de transport ont été arrêtés (Air France n’a exploité que 5% de son trafic habituel depuis Roissy).

Malgré la levée progressive des restrictions, l’incertitude reste forte quant à la reprise 

Alors qu’une majorité de pays se réouvrent progressivement, les modalités de voyage restent encore très incertaines. De nombreux pays restent sélectifs quant à la nationalité des entrées sur le territoire ou appliquent des délais de quarantaine. Le tourisme se politise avec des principes de réciprocité qui s’instaurent, des corridors touristiques négociés bilatéralement (ex : L’Allemagne et l’Espagne pour les Baléares) ou encore des bulles de voyage, préservant un tourisme transnational local. Tous les gouvernements tentent de faire le juste compromis entre la reprise d’un secteur essentiel et la maîtrise du risque sanitaire. Ainsi en Italie, les aéroports ont réouvert le 3 juin, mais seulement pour 3 grandes villes, Rome, Milan et Naples.

Un dilemme encore plus fort pour les régions vivant essentiellement du tourisme

Combien de lieux d’ordinaire bondés de touristes avons-nous pu voir déserts pendant le confinement ? Exemple le plus criant, celui de Venise et de sa lagune : 30 millions de personnes lui rendent visite chaque année, soit 545 touristes par habitant.

Comment ces régions entières qui ont, pour certaines, bâti leurs infrastructures et leur économie sur le tourisme de masse, peuvent-elles les réadapter à la distanciation physique qui s’imposera peut-être comme une norme ? Comme les transports, ces structures sont pensées pour être rentables par le volume, concentrant sur une particularité (paysage, culture, …) un afflux de clients internationaux grâce à des prix accessibles pour le plus grand nombre, rentabilisant par la masse des investissements colossaux. Il est probable que la demande locale ne suffira pas à assurer la survie de tous les acteurs.

La priorité sera à court terme de sauvegarder son activité en se rendant attractif pour les clients, dans le respect des nouvelles normes

Un besoin de réassurance client, sanitaire et économique

La crise du COVID-19 a largement sensibilisé les clients aux mesures d’hygiène et sanitaires. Les études réalisées ces dernières semaines montrent qu’ils attendent des engagements de la part des acteurs du tourisme et restent prudents sur les modes de voyage et d’hébergement. Ainsi, la voiture est privilégiée aux transports au commun. Cet été, la voiture sera le moyen de transport de prédilection pour les longues distances : +22 points par rapport à l’usage habituel (76,5% contre 54%), là où le train et l’avion reculent de 22,7 points (23% contre 45,5% à l’ordinaire).

Le domestique sera privilégié cette année : 76% des personnes interrogées déclarent qu’elles resteront dans leur pays cette année. Les consommateurs, partout dans le monde, reconcentrent leurs loisirs sur des offres de proximité, locales, alliant ainsi un besoin de réassurance sanitaire avec une gestion plus étroite de leur portefeuille.

Les conditions étant encore très incertaines, il est nécessaire pour tous les acteurs de prévoir et renforcer leurs dispositifs d’annulation ou de réservations flexibles, en offrant également des offres de séjour de courte durée ou des packages avec des assurances.

Une capacité inégale des acteurs à répondre rapidement à ces changements

L’ensemble de la filière tourisme souffre, mais les répercussions seront inégales. Les réserves de trésorerie seront déterminantes, à la fois pour faire face à l’arrêt des revenus pendant plusieurs mois, mais aussi pour s’adapter aux nouvelles obligations sanitaires, double peine pour toutes les structures qui voient d’un côté leurs capacités divisées par deux (mettant en péril des modèles à fort coûts fixes), et de l’autre, la nécessité d’investir dans du matériel, du contrôle et de la formation à de nouveaux process du personnel. Certains ont été très réactifs pour mettre en place ces dispositifs, avec l’investissement dans des labels hôteliers ou encore des dispositifs digitaux, à l’image d’Europapark qui a mis en place via une application une billetterie automatique et des files d’attentes virtuelles via QR Code pour accéder aux attractions. D’autres n’auront pas la capacité à s’adapter et on peut donc s’attendre à ce que des acteurs ne puissent pas survivre, occasionnant alors des opportunités de rachat et de concentration dans le secteur.

Après la crise, deux grands enjeux pour le secteur : s’adapter aux révolutions profondes des attentes du consommateur et accélérer sa mutation numérique pour mieux y répondre

Passé les craintes sanitaires, le confinement vécu par la quasi-totalité de la population mondiale a replacé certains sujets en tête des préoccupations des consommateurs. Les acteurs du tourisme devront faire face à une dispersion des comportements, encore plus forte qu’auparavant. Si cette période a sensibilisé certains à l’environnement, les a ouverts aux activités de bien-être et de réalisation de soi avec un nouveau rapport au temps et à l’espace, d’autres sont aujourd’hui avant tout préoccupés par une baisse de leur pouvoir d’achat, les plaçant dans la précarité. Les différences générationnelles s’exacerbent également, avec une sensibilité au risque sanitaire différente en fonction des âges et des situations.

Penser de nouvelles offres pour répondre aux envies de consommateurs après la crise

Trois tendances se renforcent avec cette crise : le tourisme de proximité, le tourisme durable et le tourisme authentique.

L’« à côté de chez soi » est devenu un nouveau territoire à explorer, avec une appétence pour la marche et le vélo par exemple, et un retour à l’essentiel est demandé par une partie de la population. Les acteurs publics comme privés l’ont bien compris et voient l’opportunité de pousser de nombreuses initiatives ou entreprises locales. Les régions ont débloqué des fonds, créé des plateformes et des regroupements, tandis que les entreprises privées adaptent leurs messages. Parmi les exemples, on peut citer ce célèbre guide touristique, qui a réédité tout spécialement des guides par région française, les plateformes hôtelières qui poussent les recherches autour de chez soi ou encore une start-up, Prairy, qui promet un lancement tout prochain d’une application pour voyager autour de chez soi.

tourisme après covid 19
Image via Prairy.fr

En forte corrélation avec le tourisme de proximité, le tourisme durable s’inscrit dans une logique de protection de l’environnement et de limitation de la densité, encourageant à découvrir le territoire en prenant son temps, en favorisant les rencontres, avec une approche plus solidaire du voyage. Là encore, public et privé se transforment de concert, avec des régions comme l’Aquitaine qui s’engage à respecter l’équilibre environnemental et territorial dans sa stratégie de tourisme via une certification. Et parmi les premières touchées par le réchauffement climatique, les stations de ski s’activent de plus en plus pour reconvertir leur proposition de valeur vers un tourisme plus pérenne.

Enfin, on observe la montée en puissance du tourisme authentique. A travers le monde cette fois-ci, les voyageurs en quête de sens, souhaitant sortir de leur condition de simple visiteur, voient en leur voyage une mission et une contribution positive à la région qu’ils découvrent. Le succès de l’appel aux champs en France pendant le confinement pour les personnes en activité partielle est un des signaux faibles de cette envie profonde. On peut donc s’attendre à la multiplication des activités locales, de tourisme équitable, à la fois à destination des touristes et des locaux qui s’organisent. Le ramassage des déchets sur les plages ou encore l’apprentissage de modes de culture durables en sont des exemples.

Si de nombreuses initiatives publiques ou privées ont émergé avec l’impératif d’une réponse rapide à la crise, il y a un véritable enjeu à poser une démarche globale et structurée, avec une visibilité plus forte notamment via la prise de leadership par un ou des acteurs de référence en capacité de poser une marque, un label ou une norme.

Pour se transformer, les acteurs du marché ont besoin de devenir plus autonomes et agiles, notamment via le numérique

L’accentuation de la dispersion des comportements signifie qu’il sera encore plus dur qu’avant pour les acteurs du marché de segmenter les besoins clients, et prédire les comportements. Il sera donc de plus en plus capital de s’appuyer sur une connaissance client globale (non seulement transactionnelle, mais aussi aspirationnelle et relationnelle) pour construire les offres qui répondront aux attentes des voyageurs. Il faudra probablement faire des choix encore plus drastiques, renoncer à certaines typologies de clients ou de produits, car il sera difficile de satisfaire à la fois un jeune en recherche d’aventure et d’interaction sociale et un senior avec des fortes préoccupations sanitaires.

Les acteurs du tourisme doivent pouvoir s’appuyer sur le digital afin à la fois de développer leur distribution mais aussi proposer de nouvelles expériences de voyages enrichies, plus fluides, plus rassurantes. Les parcours de réservation devront proposer suffisamment d’éléments de réassurance d’informations à jour pour déclencher l’achat. La flexibilité proposée au client devrait également être un critère clé dans les prochains mois. Pour les hébergeurs, il sera nécessaire de maîtriser plus finement la gestion des ouvertures et fermetures des établissements, l’inventaire, les conditions tarifaires, voire de revoir certaines règles de yield management.

Mais le numérique est également une opportunité pour faire vivre aux voyageurs des expériences à la fois enrichies et plus rassurantes :en proposant du contactless par exemple, des files d’attentes virtuelles ou des informations mises à jour en temps réel sur les activités, la destination…

Enfin, le numérique reste l’opportunité pour les acteurs du tourisme de proposer des expériences virtuelles, comme de nombreux musées ont pu le réaliser durant la période de confinement, que ce soit la découverte de leur offre, via la visite virtuelle, la mise à disposition de médias ou le partage de connaissances ou d’ateliers à distance comme l’ont fait de petites (l’Atelier des Lumières en numérique) comme de grandes structures (AirBnB expériences en visio).

Il y a fort à parier que cette crise du Covid-19 soit non seulement un tournant dans la prise de conscience de la nécessité de revoir certains modèles de tourisme, mais également un accélérateur de la transformation numérique du secteur.

Un article rédigé par Frédéric Estève, Ihsane Rahmani et Carole Roth